Super-profits : le patron de CMA CGM, Rodolphe Saadé, sur la défensive

Au cours d'une première audition devant le Sénat, qui fut saluée et même applaudie, Rodolphe Saadé a tout de même dû batailler pour défendre les bénéfices exceptionnels dégagés l'an dernier par CMA CGM. Le ton parfois glacial, le PDG du géant du fret maritime a martelé, à plusieurs reprises face aux sénateurs, les séries de mesures adoptées pour faire face à l'inflation. Une manière de couper court au débat sur la taxation des super-profits qui anime actuellement l'Assemblée nationale, ou d'atténuer l'appel du gouvernement à accentuer les efforts déjà consentis.
Léo Barnier
Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, lors de son audition au Sénat.
Rodolphe Saadé, PDG de CMA CGM, lors de son audition au Sénat. (Crédits : Sénat)

[Publié le 21.07.2022 à 18:03, mis à jour le 22.07 à 10.45, avec nouvelles mesures]

Deux jours après l'audition de Rodolphe Saadé, PDG du groupe, et au lendemain de l'intervention médiatique d'Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, réclamant plus d'efforts pour combattre l'inflation, CMA CGM a annoncé un renforcement des mesures déjà adoptées, en concertation avec Bercy. Comme prévu précédemment, elles entreront en vigueur au 1er août pour une durée d'un an.

La baisse des taux de fret passe de 500 à 750 euros par conteneur équivalent 40 pieds pour l'outre-mer comme la métropole. Pour l'outre-mer, le périmètre reste inchangé et concerne toutes les importations. Pour la métropole, le champ d'application est étendu : d'abord limité à 14 distributeurs, il concerne désormais l'ensemble des importations depuis l'Asie.

CMA CGM a également adopté une nouvelle mesure pour soutenir cette fois l'export. Elle acte une baisse de 100 euros par conteneur pour toutes les exportations françaises.

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En 2021, CMA CGM est devenu l'entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices, devant TotalEnergies. Et avec 16,8 milliards d'euros de profits réalisés pour 52 milliards de chiffres d'affaires en 2021, le pactole est impressionnant. Et le début d'année 2022 est encore plus spectaculaire avec un bénéfice net triplé au premier trimestre, à 7 milliards d'euros. De quoi attirer l'attention dans un contexte économique qui se tend, marqué par l'inflation et la perte de pouvoir d'achat des ménages. Et cela n'a pas manqué, le 20 juillet au Sénat, lors de la première audition parlementaire de Rodolphe Saadé, PDG du groupe.

Prix du conteneur multiplié par 5 et taux d'imposition à 2%

Avec de tels chiffres, difficile de ne pas se poser la question de la taxation des super-profits pour faire face à l'inflation qui frappe actuellement l'économie française. Surtout que CMA CGM bénéficie d'un régime fiscal plutôt avantageux. Si ces activités portuaires et logistiques sont bien soumises à l'impôt sur les sociétés à hauteur de 25%, le fret maritime bénéficie, lui, d'une imposition particulière au niveau européen, la taxe au tonnage. Or, ce secteur représente 80% de son chiffre d'affaires et la quasi-totalité de son résultat opérationnel.

Selon les calculs du sénateur communiste Fabien Gay, non contestés par Rodolphe Saadé lors de son audition, CMA CGM n'aurait ainsi payé que 370 millions d'euros d'impôts pour 16 milliards de bénéfices, soit un taux d'à peine plus de 2%. L'élu en a donc appelé à la responsabilité sociale du groupe, dans un contexte où le groupe bénéficie d'un prix au conteneur qui a été multiplié par cinq depuis deux ans. Il n'en fallait pas moins pour que Rodolphe Saadé change de visage, du moins le temps de sa réponse.

Le fret ne représenterait que 4% du coût d'un produit

Sur la défensive, Rodolphe Saadé a insisté sur le fait que le fret maritime connaissait « une période exceptionnelle », où le jeu de l'offre et de la demande a fait exploser les coûts du fret, et que le marché allait trouver « le juste équilibre » de lui-même. Il a aussi rappelé qu'il s'agissait d'une industrie cyclique avec de fortes variations, ajoutant avoir noté « depuis quelques semaines un ralentissement de la croissance » avec une baisse des taux de fret de plus de 40%.

En parallèle, le PDG a relativisé le poids du transport dans la hausse des prix à la consommation, précisant que CMA CGM ne transporte ni pétrole, ni gaz, ni blé :

« Notre impact sur l'inflation est très faible. Il faut donc garder le sens de la mesure dans ce qui est demandé à notre secteur. »

S'appuyant sur une étude menée par Barclays en janvier dernier, il a estimé que le fret ne représentait en moyenne que 4% environ du coût d'un produit, soit 1 à 2 euros pour une paire de baskets à 50 euros venue de Chine avec un tarif de conteneur de 8.000 euros.

De même, il a défendu le système de taxe au tonnage, qu'il juge salutaire pour les acteurs européens, servant de bouclier face à la concurrence des transporteurs asiatiques. Il a ainsi prévenu qu'une modification de ce régime fiscal pourrait engendrer une distorsion de concurrence par rapport à ses concurrents européens, mais aussi faire régresser la place du groupe dans la compétition mondiale.

« Je ne veux pas que CMA CGM, groupe français, fleuron du transport maritime en France, se trouve dans une situation de désavantage où mes concurrents européens ne paient pas la même taxe que moi. Ce n'est pas honnête vis-à-vis de nous. Les recommandations doivent être réalistes et je ne veux pas être le seul à payer. »

« Chez nos concurrents, personne n'a bougé »

Surtout, Rodolphe Saadé s'est montré plus offensif au moment de défendre son « engagement » dans la lutte contre l'inflation. Passablement énervé par l'intervention de Fabien Gay pointant la "relativité" des efforts faits par CMA CGM, il a déclaré :

« Nous sommes venus avec une série de mesures pour essayer d'aider. Nous avons mis en place le gel des tarifs de fret, que ce soit pour la métropole ou l'outre-mer. Nous avons proposé à Bercy de réduire de 500 euros les tarifs de fret. Nous sommes également venus en aide aux PME en leur donnant accès à de la capacité à tarif réduit. »

Il n'a pas hésité non plus à jouer sur la fibre patriotique devant les sénateurs :

« Nous sommes les seuls à le faire. Chez nos concurrents, personne n'a bougé. Peut-être parce qu'ils ne sont pas français, mais moi, en tant que Français, j'ai pris des mesures et fait des propositions. Au gouvernement de décider ce qu'il veut faire. Je considère que mon devoir est de continuer à investir, créer de l'emploi et rester rentable. Quand mes tarifs de fret étaient à 350 dollars, vous étiez où ? Et lorsqu'il a fallu se demander si on devait passer la semaine ou non ? Personne n'est venu nous parler, et nous nous sommes débrouillés. S'il faut faire plus, c'est à l'État de me le dire. »

Le gouvernement en veut plus

Il ne croyait sans doute pas si bien dire au vu des déclarations d'Olivier Véran, porte-parole du gouvernement, au lendemain de cette audition. Sur France Info, il a annoncé que l'exécutif poursuivait les discussions avec TotalEnergies et CMA CGM pour les convaincre rapidement d'accentuer leur participation à la lutte contre l'inflation.

Tout en assurant que le gouvernement était opposé au principe d'un taxe sur les bénéfices exceptionnels, Olivier Véran a mis la pression sur les deux groupes :

« Des premiers gestes ont été faits, qui ne sont pas suffisants de notre point de vue. »

Il a ensuite ajouté : « Nous souhaitons que ces efforts soient amplifiés [...], on continue de travailler et, d'ici à la fin de la semaine, j'espère que nous pourrons faire des annonces. »

Des propos qui seront sans doute modérément appréciés par Rodolphe Saadé, bien que celui-ci ait indiqué lors de son audition avoir de bonnes relations avec le gouvernement et affirmé avoir toujours voulu que « nos bénéfices soient utiles, à notre transformation, aux valeurs que nous portons, et à la France ».

Des mesures détaillées

Son passage devant les sénateurs lui aura en tout cas permis d'affuter ses arguments. Avec un entretien de plus de deux heures, le PDG est entré dans les détails des mesures déjà prises. Rodolphe Saadé a indiqué avoir proposé de lui-même de réduire de 500 euros le prix par conteneur pour toutes les importations en outre-mer, ainsi que pour les importations en métropole des 14 principaux distributeurs français. [LIRE mise à jour de ces mesures, en tête d'article]

Il a ajouté avoir demandé à Bercy d'évaluer l'impact de ces mesures pour s'assurer qu'elles bénéficient aux consommateurs. Elles seront effectives au 1er août pour une durée d'un an. Si cet engagement a été salué par les élus, il a tout de même été rappelé que les prix des conteneurs avaient dépassé les 10.000 dollars (contre 1.500 dollars environ début 2020).

Dans la même lignée, le dirigeant a affirmé avoir « été le premier transporteur maritime, en avril 2021, à geler les prix du fret spot pour l'outre-mer et, en septembre 2021, pour la métropole », ajoutant avoir « réservé des capacités à tarifs réduits pour les PME exportatrices françaises » depuis l'été dernier, à raison d'un volume d'environ 500 conteneurs par semaine. Un chiffre là aussi à relativiser, sachant que les ports français traitaient environ 6 millions de conteneurs par an avant crise, dont le tiers par CMA CGM, et que ce dernier possède à lui seul près de 5 millions de conteneurs à travers le monde.

Rodolphe Saadé a aussi joué sur la dimension humaine :

« Malgré sa taille, notre groupe est resté profondément humain. Sans doute parce que nous savons que les échanges entre les êtres nourrissent aussi les liens. La richesse humaine de nos équipes est notre plus bel actif. »

Il a dès lors mis en avant sa politique de redistribution active pour sa division maritime, suite aux très bons résultats obtenus en 2021 : deux mois de salaire supplémentaires à tous les employés de travers le monde, ainsi que des augmentations et des primes à hauteur de 11% de la masse salariale pour les collaborateurs français. Et il a indiqué sa décision d'allouer une prime de 4.500 euros à tous les salariés en France touchant jusqu'à deux fois le Smic.

« Nous avons mis de l'argent sur la table et pas uniquement de la charité », a d'ailleurs déclaré Rodolphe Saadé.

Léo Barnier

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Commentaires 3
à écrit le 22/07/2022 à 15:53
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Je connais trop les dirigeants de groupe pour savoir combien ils savent manipuler les chiffres à leur avantage. Quant à la redistribution salariale et autres soutiens annoncés cela ne représente que des miettes. Le transport maritime est un oligopole...

à écrit le 22/07/2022 à 6:31
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taxer les super profits pour qui ???? Toujours les mêmes qui font la queue aux restos du coeur et pour les visites en prison

à écrit le 21/07/2022 à 23:25
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Il faut bien reconstruire le Liban, mais pas sûr que tous les subsides soient affectés à cette noble tâche.

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