"Le nucléaire, filière créatrice d'emplois", "Le nucléaire, une énergie recyclable", "Travailler dans le nucléaire en sécurité", "La médecine nucléaire contre le cancer"... Depuis septembre dernier, Orano (ex-Areva) s'est initié à un exercice plutôt original pour un poids lourd de l'industrie nucléaire : la production d'une série de podcasts. Objectif affiché : permettre à chacun de "se faire sa propre opinion sur le nucléaire et les grands enjeux de l'énergie", dixit la courte présentation du média.
En réalité, cette initiative assez singulière illustre un véritable enjeu partagé par l'ensemble des acteurs du secteur : renforcer l'attractivité de leurs métiers. Perçu comme une filière d'excellence dans les années 70, le nucléaire pâtit aujourd'hui d'un manque d'attractivité auprès des étudiants, de la même manière que les autres filières industrielles, fait remarquer le Gifen, le syndicat professionnel de l'industrie nucléaire française.
Une dizaine de métiers industriels en tension
"Cette érosion s'est opérée sur plusieurs années, au fur et à mesure de la désindustrialisation de la France. Aujourd'hui, les gouvernements successifs tentent de revaloriser l'industrie mais ce travail n'est pas encore suffisant pour améliorer son image auprès du grand public", explique Cécile Arbouille, déléguée générale du Gifen.
Selon une enquête menée en 2019 auprès des acteurs de la filière, 21.000 recrutements sont prévus entre 2019 et 2022. "Mais ce chiffre est indépendant d'une éventuelle décision prise en faveur de la construction de six nouveaux EPR", précise Cécile Arbouille. Dans un tel cas de figure, les besoins en ressources humaines, sur la période 2025-2035, seraient beaucoup plus conséquents.
Or, la filière peine à recruter sur une dizaine de métiers qualifiés aujourd'hui "de métiers en tension". "Ce ne sont pas forcément des métiers propres au nucléaire, mais des métiers recherchés dans toute l'industrie", précise la déléguée générale. Parmi eux : électriciens industriels, chaudronniers, mécaniciens spécialistes des machines tournantes ou encore soudeurs. Sur ce dernier métier, la carence est telle qu'EDF prévoit, par exemple, de créer sa propre école de soudage à Cherbourg afin de former 100 personnes par an. "Il y a une désaffection pour ces métiers industriels. Les promotions sont assez peu garnies", abonde Jean-Philippe Sandrock, membre du syndicat professionnel.
Le nucléaire demeure associé au risque
Même si elle souffre incontestablement d'un désamour général pour les métiers industriels, la filière de l'atome reste aussi une industrie à part, que l'opinion publique associe encore à une perception de risque. C'est ce que montre le dernier baromètre de la perception des risques et de la sécurité par les Français, réalisé par l'Institut de protection de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Selon cette enquête annuelle, le nucléaire jouit d'une bonne image auprès d'un tiers des Français seulement, dépassant le pétrole d'une courte tête. "En sa défaveur, sont cités la production de déchets nucléaires et le risque d'accidents", souligne l'enquête. Une appréhension qui, sans surprise, s'est accentuée peu après l'accident nucléaire de Fukushima, survenu en mars 2011, et dont les effets se sont répercutés sur plusieurs années.
"On a assisté à une baisse d'attractivité de la filière. Cette baisse a été liée en partie à l'accident de Fukushima qui a suscité une appréhension, comme l'aurait fait tout autre accident industriel", témoigne Constance Coston, directrice de formation en génie nucléaire à l'Institut national des sciences et techniques nucléaire (INSTN), rattaché au CEA.
"Pendant cinq, six ans, les jeunes se sont désintéressés de la formation. Ils privilégiaient les énergies renouvelables ou d'autres industries, comme l'aéronautique", se souvient-elle. Au creux de la vague, en 2017, sa formation enregistre une baisse d'effectifs de 60% par rapport à l'avant Fukushima. Un pourcentage à manier avec précaution puisqu'il s'agit de petites promotions.
Effet Fukushima et concurrence des énergies renouvelables
"Même les jeunes déjà diplômés du nucléaire allaient travailler dans les renouvelables" abonde, Abdesselam Abdelouas, professeur à l'IMT Atlantique (anciennement Mines de Nantes), alors détaché à Tokyo au moment de l'accident.
"Moi même j'éprouvais à cette période un sentiment de lassitude. J'étais fatigué", confie-t-il. Car à la catastrophe nucléaire, s'ajoutent les premiers problèmes du chantier de l'EPR de Flamanville, dont la construction, débutée il y a 14 ans, n'est toujours pas finie. "Je me souviens, à l'époque, ne pas avoir poussé mes enfants dans cette voie-là, alors que je suis convaincu de l'intérêt de l'énergie nucléaire", ajoute-t-il.
Cette faible attractivité dont pâtit la filière est-elle problématique ?
"A ce stade non, les métiers sont en tension mais pas en rupture", juge Cécile Arbouille.
Il n'empêche que cela reste un "sujet prioritaire" pour le Gifen, qui a monté un groupe de travail ad hoc. "Il faut se préparer pour la suite car nous misons sur une décision positive pour la construction de six nouveaux EPR. Nous devons réaliser une analyse très précise des ressources actuelles et des besoins qu'on aura pour réaliser ce grand programme afin d'être prêts pour 2025", explique-t-elle.
Les technos et le climat pour séduire
Pour tenter d'éveiller des vocations, le Gifen explique s'attacher à lutter contre les idées reçues dans le nucléaire. Alors que selon un sondage BVA, près de 70% des Français estiment que le nucléaire contribue au dérèglement climatique, le syndicat professionnel insiste, au contraire, sur l'importance de l'atome, dont l'empreinte carbone est très faible (12 grammes de CO2 par kilowattheure, soit moins que le solaire et l'éolien), dans la lutte contre le réchauffement climatique. Un argument pour convaincre les étudiants et jeunes actifs de plus en plus en quête de sens dans le travail. "C'est aussi une filière de service public qui délivre un bien commun", ajoute la déléguée générale.
L'industrie nucléaire veut aussi balayer l'image d'une industrie vieillissante et poussiéreuse.
"L'innovation est très présente dans notre industrie. Nous avons recours aux drones, à la robotique, à la réalité virtuelle et augmentée, mais aussi à l'intelligence artificielle, qui commence même à être utilisée dans le soudage. Les nouveaux métiers ont tout à fait leur place dans le nucléaire", assure Cécile Arbouille.
Plus de 970 millions d'euros ont ainsi été investis dans la R&D en 2018 au sein de la filière, rappelle Evelyne Violleau, responsable formation au sein du Gifen, invitée dans l'un des podcasts "Parole d'experts", produits par Orano.
Autre atout mis en avant : la diversité des métiers, plus de 100 au total, et accessibles du CAP à Bac +6, selon le Gifen, qui insiste sur les bons niveaux de rémunération (plus de 2.500 euros mensuels pour un technicien Bac+2 en début de carrière) et l'importance de la formation en continu, trois fois plus importante que la moyenne observée dans les autres domaines. Dernier argument : la mobilité à l'international.
"53% des entreprises de la filière ont des projets à l'international", souligne Evelyne Violleau.
Un contexte plus favorable
Orano, spécialiste du combustible nucléaire, qui a embauché 1.500 personnes en 2019, mise sur les contrats en alternance pour recruter davantage et fidéliser.
"Nous avons 500 postes d'alternance ouverts en France et l'objectif est que 25% de nos recrutements soit issus de ces contrats", explique Hélène Derrien, DRH d'Orano.
Le Gifen table également sur ces contrats pour séduire davantage de femmes dans l'industrie, où elles restent très minoritaires (25%).
Ces efforts devraient être soutenus par une conjoncture plus favorable. Dix ans après, l'effet Fukushima s'estompe. Par ailleurs, l'industrie planche sur de nouveaux projets, comme les EPR mais aussi les nouveaux petits réacteurs modulaires, les SMR (pour Small Modular Reactors) dans le jargon.
"Depuis deux ou trois ans, nous constatons un regain d'intérêt. L'année dernière, nous avons enregistré une croissance de 20% de nos effectifs et nous misons sur une hausse similaire cette année. Nous espérons d'ici les prochaines années retrouver nos chiffres d'avant Fukushima et former une centaine d'étudiants par an", se réjouit Constance Coston. "Aujourd'hui, nous récupérons même des professionnels de l'aéronautique en reconversion. Ce sont des choses qui ne se voyaient pas avant", ajoute-t-elle.
Même enthousiasme retrouvé du côté de Nantes où Abdesselam Abdelouas reçoit aujourd'hui des candidatures du monde entier (Inde, Argentine, Etats-Unis, entre autres) pour son master Sarena.
"L'excellence française dans le nucléaire est toujours enviée", conclut-il.
ENCADRE - Les chiffres clés de l'industrie nucléaire
- 220.000 emplois en France
- 40% de cadres, 35% de techniciens, 25% d'ouvriers
- 30 000 personnes recrutées entre 2015 et 2018
- 21.000 recrutements prévus jusqu'en 2022
- 25% de femmes
- Environ 1.400 diplômés en sciences et ingénierie d'énergie nucléaire chaque année en France.
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Retrouvez cette semaine, notre série Fukushima, 10 ans après
- Episode 1 : EDF doit faire encore faire plus pour la sûreté de ses centrales nucléaires
- Episode 2 : "L'accident a perdu son caractère exceptionnel"
- Episode 3 : La filière nucléaire en opération séduction auprès des étudiants
- Episode 4 : La décontamination des sols reste un casse-tête
- Episode 5 : L'Allemagne postnucléaire veut être championne de l'hydrogène vert
- Episode 6 : Comment Fukushima a permis à Veolia de se renforcer dans la robotique nucléaire
- Episode 7 : A Fessenheim, des projets de reconversion freinés par la faune et la flore
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