Les "labels bas carbone", le pari du gouvernement pour décarboner l'agriculture

Les 7 et 8 février, une réunion informelle des ministres de l'Agriculture européens est consacrée à ces outils de décarbonation de l'agriculture, que le gouvernement français veut promouvoir dans l'Hexagone comme dans l'Union européenne. Ils poursuivent un double objectif: augmenter le carbone stocké dans les sols, et assurer une source de revenus complémentaires aux agriculteurs.
Giulietta Gamberini
Lancés en 2019 par le gouvernement, ces labels sont des outils de certification des projets de réduction des émissions de GES et de séquestration de carbone fondés sur des méthodologies validées.
Lancés en 2019 par le gouvernement, ces labels sont des outils de certification des projets de réduction des émissions de GES et de séquestration de carbone fondés sur des méthodologies validées. (Crédits : Reuters)

85 millions de tonnes équivalent CO2 chaque année, représentant 19% des émissions de gaz à effet de serre (GES) nationales: la France n'atteindra pas son objectif de neutralité carbone en 2050 sans engager son secteur agricole, le troisième émetteur du pays après le bâtiment et les transports. Conscient de ce défi, le ministre de l'Agriculture, Julien Denormandie, mise sur une formule pour le relever et accélérer: "concilier les valeurs environnementale et économique". Il n'a cessé de la répéter le 31 janvier, lors d'une table-ronde consacrée à l'un des principaux instruments de cette stratégie: les labels bas carbone (LBC).

Lancés en 2019 par le gouvernement, ces labels sont des outils de certification des projets de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) et de séquestration de carbone fondés sur des méthodologies validées. Elaborés en partenariat avec l'Agence de la transition écologique (Ademe) et une pluralité d'autres organisations (professionnelles, non gouvernementales, d'études etc.), ils ont vocation à être monétisés, les entreprises pouvant les financer afin de compenser leurs propres émissions incompressibles. Conçus pour s'appliquer à l'ensemble des secteurs économiques, dans les secteurs agricoles et forestiers, où ont été certifiés les premières méthodes et projets, les  labels bas carbone  poursuivent ainsi un double objectif : valoriser voire augmenter les 30 millions de tonnes équivalent CO² stockées chaque année grâce à leurs puits naturels, en assurant en parallèle une source de revenus complémentaires aux agriculteurs, qui s'engagent pour cinq ans.

Être le "leader européen"

L'agriculture compte ainsi déjà six méthodes validées et une vingtaine en cours de rédaction, 168 projets labellisés ,pour plus de 406.000 tonnes de carbone économisées et 260 projets en cours d'instruction, 1000 agriculteurs engagés et une soixantaine de financeurs. Le gouvernement compte aujourd'hui passer à la vitesse supérieure, en structurant un marché encore balbutiant. Cette volonté figure d'ailleurs parmi les priorités de la présidence française du Conseil de l'Union européenne (PFUE).

La France espère notamment influencer un projet législatif annoncé par la Commission de l'Union européenne pour la fin 2022 qui devrait justement contenir un mécanisme de rémunération des agriculteurs qui séquestrent du carbone dans les sols agricoles et protègent la biodiversité, assorti d'un cadre de certification carbone européen afin de garantir l'impact des projets financés. Les 7 et 8 février, une réunion informelle des ministres de l'Agriculture européens doit notamment permettre d'identifier les approches des divers Etats membres, avant d'en matérialiser les indications politiques dans les instances formelles du Conseil. La France étant en avance sur les LBC agricoles, elle peut en être le "leader européen", espère Denormandie.

Un marché potentiellement en croissance

Séduits par ces promesses, les agriculteurs reposent d'ailleurs beaucoup d'espoirs dans ces LBC, témoigne Eric Thirouin, président de l'Association générale des producteurs de blé (AGPB) qui, après l'approbation de la méthode "grandes cultures" en août 2021, espère pouvoir déployer les labels dans sa filière dès ce printemps.

"Si à court terme l'enjeu financier est modeste, l'outil va monter en puissance", est-il convaincu.

Entre 2019 et 2020, le marché mondial de la compensation volontaire de carbone a en effet presque doublé, en atteignant 190 millions de tonnes équivalent CO2 de crédits carbone échangées, selon une enquête d'Ecosystem Marketplace. Et selon une étude publiée en janvier 2021 par le cabinet McKinsey, la demande mondiale pourrait être multipliée par 15 d'ici 2030, et par 100 d'ici 2050. Or, "seuls 1,5 % des crédits mondiaux sont générés sur le territoire européen", et "moins de 0,1%" de ces mêmes crédits carbone mondiaux sont issus du secteur agricole, souligne le ministère de l'Agriculture français dans un communiqué.

Massifier l'offre

Plusieurs obstacles restent toutefois à lever avant que les objectifs des LBC puissent être atteints. Il faut en effet en massifier l'offre, reconnaît Julien Denormandie. Pour ce faire, le gouvernement mise sur la labellisation future de nouvelles méthodes, sur les aides des plans d'investissement France Relance et France 2030, mais aussi sur la création d'outils d'agrégation. La Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea) vient notamment d'en lancer un, visant à rassembler dans une seule société commerciale les LBC de toutes ses productions: le premier stock proposé s'élèvera à 600.000 tonnes équivalent CO2.

Mais la traduction des méthodologies validées en outils de diagnostic utilisables à l'échelle des exploitations reste laborieuse, et retarde parfois le déploiement des labels, admet Eric Thirouin. Et l'accent mis sur l'empreinte carbone, au mépris d'autres critères environnementaux, continue de faire débat, en créant une certaine incertitude du côté de l'offre. En France, le ministère de la Transition énergétique s'est d'ailleurs engagé à élargir la démarche, afin de prendre aussi en compte d'autres questions environnementales.

Le type de transition souhaitée en jeu

Certes, les pratiques auxquelles incitent les LBC (plantations de haies, cultures de protéines végétales, développement des prairies, etc.) sont aussi souvent favorables à la préservation de la biodiversité, à une gestion raisonnée de l'eau etc., fait valoir le gouvernement. Mais le risque qu'ils encouragent aussi des changements ayant un impact positif sur le climat mais négatif sur d'autres plans existe, note une toute récente étude de Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), qui insiste sur la nécessité que le projet législatif de l'UE soutienne des transitions le plus possible systémiques, conformes aussi aux stratégies De la fourche à la fourchette (F2F) et Biodiversité du Pacte vert européen.

Un enjeu derrière lequel se cache "la question des transformations des filières alimentaires que nous voulons pousser", souligne Claudine Foucherot, directrice du programme Agriculture et forêt à l'Institute for climat economics (I4CE), qui a participé au développement des LBC en France.

"Il y a de nombreuses façons d'atteindre la neutralité carbone, avec des scénarios misant sur le tout technologique ou des scénarios impliquant des changements majeurs de comportement alimentaire. Mais tous n'ont pas les mêmes impacts sur les autres dimensions de la durabilité", explique-t-elle.

L'Apca, membre de la Fnsea, voit d'ailleurs plutôt les LBC comme un outil permettant de décarboner l'agriculture sans passer par la baisse de production découlant de la réduction des surfaces agricoles prônée par la stratégie F2F, explique son président.

La concurrence de l'Amérique latine

L'autre obstacle à lever, c'est la massification de la demande. La création d'agrégateurs doit justement aussi servir à améliorer les échanges entre agriculteurs et financeurs potentiels. Mais de ce point de vue, la difficulté principale est sans doute aujourd'hui le prix de la tonne de CO2 qui, alors qu'elle vaut entre 30 et 40 euros en moyenne en France, coûte aujourd'hui 5 à 8 euros en Amérique latine, admet le ministère de l'Agriculture.

"Introduire des légumineuses est bien plus onéreux que d'arrêter la déforestation", analyse Julien Denormandie.

Les agriculteurs espèrent que d'une part les prix sur le marché international finissent par augmenter, et misent d'autre part sur la hausse de la demande nationale censée découler de l'obligation des compagnies aériennes de compenser les émissions de GES dues aux vols domestiques (50% dès 2022 et 100% à partir de 2024).

Le gouvernement, lui, fait appel au patriotisme, en invitant les entreprises et les financeurs français à adopter "une démarche proactive et non pas seulement comptable", en faisant le choix des crédits français issus du monde agricole français.

"Ce n'est pas à la puissance économique de déterminer la valeur comptable, mais le choix du national est possible pour les entreprises", a expliqué le ministère de l'Agriculture.

Il s'est d'ailleurs lui-même engagé, "dans une démarche d'exemplarité", à atteindre dès 2022 la neutralité carbone en achetant 7.000 tonnes équivalent CO2 de crédits carbone agricoles.

D'autres sources de financement en complément?

Bien que la Caisse des dépôts et le Crédit Agricole, mais aussi Action Logement et LVMH, se soient aussi engagés auprès du ministère dans cette direction, des doutes sur le pari du gouvernement subsistent pourtant.

"Si l'enjeu est d'aller chercher de nouvelles sources de financement pour le secteur des terres via les marchés carbone volontaires, il y a fort à parier que le résultat soit très décevant", estime notamment Claudine Foucherot. "Il serait donc risqué de miser sur le développement du marché volontaire du carbone, pour le moment marginal, pour financer la transition bas-carbone des secteurs agricole et forestier", prévient-elle.

Déjà aujourd'hui, pour les projets certifiés, la vente des crédits aux entreprises doit être complétée par deux autres sources de financement, note la chercheuse: les aides publiques (régionales ou issues des plans de relance), ainsi que les primes versées par les agro-industriels, qui voient dans les LBC un outil pour aiguiller les exploitations vers des pratiques plus durables, et donc pour mieux valoriser leurs produits sur le marché.

"Ne nous y trompons pas, c'est le marché volontaire qui peut être un complément aux financements publics, aux financements issus de la filière et aux investissements privés, et non l'inverse", estime donc aussi pour l'avenir Claudine Foucherot.

Le fléchage des aides publiques en cause

Pour elle, bien au-delà de servir à la compensation carbone, la certification carbone doit surtout permettre "d'apporter des garanties sur l'impact d'un projet", en instaurant une sorte d'obligation de résultat -et non plus seulement de moyens comme dans le cadre de la PAC. En ce sens, elle peut donc servir aux financements privés comme publics, pour  flécher plus efficacement les financements vers des projets bas carbone.

Une approche qui ne semble pas exclue par la Commission dans le cadre du Green Deal, mais que veut justement écarter la FNSEA: "Faire des LBC une conditionnalité de la PAC ne marcherait pas", a déclaré sa présidente, Christiane Lambert, le 31 janvier, en insistant sur la nécessité d'augmenter en parallèle les puits carbone et la productivité de l'agriculture. Le gouvernement français semble plutôt partager son approche, mais elle attend des réunions informelles des Etats membres des clarifications concernant aussi leurs visions sur ce point.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 5
à écrit le 08/02/2022 à 14:47
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Il est quand même problématique de voir des ONG partisanes s’infiltrer dans toutes les grandes discussions pour orienter notre avenir alors que les citoyens n’en font même pas partie !! Cela explique pourquoi il n’y a pas d’adhésion à ce qui est déci...

à écrit le 08/02/2022 à 14:16
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L'Apca, membre de la Fnsea!!!!! Madame Gamberini non alors que les syndicats sont multiples il n'existe qu'une institution nationale APCA et qu'une seule Chambre d' agriculture par département ( excepté le Pays Basque) qui relève du droit public ...

à écrit le 08/02/2022 à 8:28
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Déjà en sulfatant moins, parce qu'ils sulfatent moins c'est un fait, ils tuent moins la vie et génèrent donc moins de carbone, ce serait bien de le sire pour souligner cette vérité mais je suppose que l'obscurantiste agro-industrie ne veut pas trop e...

le 08/02/2022 à 9:13
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"agro-industrielle" "agro-écologique", vous l'aviez deviné mais c'est pour pas donner un faux espoir au teubé qui me colle ! ^^

à écrit le 08/02/2022 à 7:50
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On est même plus fichus d'avoir une balance a l'équilibre sur l'agri agro et on veut être leader europeen sur la compensation carbone agricole. Ce pays est vraiment géré en dépit du bon sens. L'idéologie verte nous ruinera.

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