Europe : les décisions fiscales devraient être prises à la majorité

« La Tribune ». - Depuis l'été 1992, les dépréciations excessives de plusieurs monnaies européennes ont provoqué au sein de la Communauté des distorsions de concurrence qui ont eu d'assez graves conséquences économiques. Responsable du Marché unique, comment accueillez-vous les demandes françaises de mesures urgentes en faveur des secteurs et des régions les plus touchés ? Mario Monti. - L'existence de fluctuations monétaires pose un problème de fond pour un Marché unique. Saisi de ce problème, en juin 1995 à Cannes, par le Conseil européen, la Commission a adopté en octobre une position très claire : le Marché unique est la pierre angulaire de l'intégration européenne et rien ne doit l'affecter. Il est très important qu'on ne permette pas que des désordres monétaires puissent le détruire ou le fragmenter. Que ce soit aujourd'hui du fait de tensions provoquées par telles et telles monnaies. Ou demain entre les pays qui auront adopté la monnaie unique et ceux qui n'y participeront pas encore. Quel que soit le cas de figure, il est d'une importance cruciale qu'on n'admette pas deux semi-marchés quasi uniques en acceptant l'instauration de dispositifs de protection ou l'adoption de mesures compensatoires entre les Etats membres. Voilà pourquoi la Commission a clairement écarté le recours à des formules régressives risquant de fragmenter le Marché unique, et a opté pour des solutions progressives : renforcement de la convergence économique et marche aussi rapide que possible vers la monnaie unique. Je crois que la réponse juste est d'accroître la convergence. Pour être juste, la réponse ne devrait guère satisfaire ceux qui s'estiment avoir été lésés par les dévaluations compétitives de la lire et de la peseta... Il existe souvent une pluralité de causes à une crise et il faut se garder de faire porter aux plus visibles d'entre elles toute la responsabilité. La Commission avait néanmoins indiqué, en octobre, que s'il devait s'avérer que ces perturbations ont « aggravé des problèmes de secteurs ou de régions déjà touchées par des difficultés structurelles », ces effets « seraient examinés », mais sans que cela ne puisse « en aucun cas » conduire à revoir la répartition des concours des fonds structurels. « En toutes circonstances », avait-elle prévenu, elle veillerait à « garantir la pleine application de l'intégralité des règles relatives au Marché unique et d'un régime de concurrence non faussé. » Cela étant dit, il faut bien voir ce qui a caractérisé les dépréciations monétaires de ces dernières années : elles n'ont pas eu pour conséquence immédiate un regain d'inflation, parce que, peu ou prou, ces pays s'étaient engagés dans la voie d'une plus grande discipline économique et que, dans certains d'entre eux, les salariés avaient accepté une diminution de leur revenu réel. Peut-on considérer ce dernier aspect comme un élément monétaire des modifications intervenus dans les flux commerciaux intracommunautaires ? Il ne faudrait pas que les pays qui ont mené une politique de taux de change fort en tirent la leçon qu'ils ont fait fausse route. Tout d'abord, parce que si les dépréciations ont eu quelques effets positifs, c'est grâce à une chute du revenu réel dans les pays bénéficiaires. Ensuite, parce qu'il ne faut pas se faire d'illusion : tôt ou tard, il y aura augmentation de l'inflation. Cette explication vous paraît-elle pour autant politiquement acceptable par une opinion publique qui tend déjà à considérer que le traité de Maastricht remet en cause leurs acquis sociaux et réduit leur niveau de vie ? Serait-il politiquement plus présentable de prendre des mesures conduisant à une fragmentation du Marché unique, au moment où on l'on déclare vouloir poursuivre la construction européenne ? Ne serait-ce pas un message gravement contradictoire au moment où on prétend vouloir couronner le Marché unique par la monnaie unique ? Quant à l'opinion de plus en plus répandue, selon laquelle le traité de Maastricht empêche l'instauration d'une société à visage humain, d'une société sociale, je veux m'inscrire vigoureusement en faux. L'Etat peut organiser le welfare state de trois façons : à travers un système de prix politiques et administrés, pour favoriser une certaine forme de redistribution de revenus , à travers une dépense sociale couverte par un déficit budgétaire, c'est-à-dire non couverte, et, enfin, à travers une dépense sociale couverte par des impôts. Le Marché unique et Maastricht ne favorisent pas les deux premières solutions. La première parce qu'une économie de marché ouverte à la concurrence limite sérieusement le recours à des prix politiques. La seconde parce qu'elle se heure à l'interdiction des déficits excessifs. En revanche, les traité ne posent aucune limite à la troisième formule. Ils n'instaurent aucun seuil à la part des dépenses publiques dans le produit national brut. C'est le solde qui est limité. Maastricht ne fait donc obstacle qu'à ce que j'appelle de fausses sociétés sociales, celles qui, soit altèrent le fonctionnement du marché et réduisent le potentiel de croissance d'une économie en jouant avec les prix politiques, soit passent par la création de déficits budgétaires qui reviennent à faire peser le fardeau sur les épaules des générations futures. Un vrai Etat social n'existe que dans un pays où les citoyens et ceux qui les gouvernent ont la lucidité, le courage et la force de promouvoir une certaine redistribution de revenus entre générations présentes. Après tout, est-ce que le problème du chômage des jeunes n'est pas en grande mesure le résultat des excès budgétaires d'il y a quelques années qui ont réduit gravement les marges de manoeuvres économiques disponibles aujourd'hui ? Si je suis dans le vrai, on peut alors dire que Maastricht n'est pas l'adversaire mais l'allié d'une société sociale et que l'intégration européenne est l'alliée silencieuse des générations futures. Votre analyse débouche néanmoins sur une très impopulaire augmentation de la pression fiscale... Je ne dis pas que la pression fiscale est sans limite grâce au traité de Maastricht, je dis que celui-ci n'impose aucune limite institutionnelle. Vous soulevez d'ailleurs un point important : ni l'Acte unique ni le traité de Maastricht n'ont pris en charge les conséquences de la construction européenne en termes de fiscalité. Le Marché unique requiert un certain degré d'harmonisation fiscale pour pouvoir fonctionner, or toute décision est soumise à un vote à l'unanimité de la part des Etats membres. Si la Conférence intergouvernementale qui va se pencher à partir de ce printemps sur une révision du traité de l'Union n'y remédie pas, en passant au moins de l'unanimité à une forme prudente de majorité, du moins sur certains aspects, il sera extrêmement difficile d'avoir un Marché unique qui fonctionne bien. La pression qui s'exerce sur les autorités publiques pour réduire leurs déficits les amène à chercher à accroître leurs recettes fiscales. Faute de pouvoir imposer davantage, en l'absence d'un minimum d'harmonisation, les facteurs mobiles de production sur lesquels s'exercent une concurrence au niveau européen, ils se rabattent sur les facteurs les moins mobiles, donc sur le travail. Avec les conséquences qui en découlent en termes de distribution des revenus et d'emploi. Envisagez-vous de prendre une initiative ? Je compte présenter un document de réflexion au printemps sur l'ensemble des problèmes fiscaux qui se posent dans cette phase de l'intégration européenne et, un peu plus tard, un document plus opérationnel en matière de TVA et de fiscalité directe. Les difficultés à affronter sont énormes mais je crois que la Commission a un devoir pédagogique. Elle doit démontrer que l'actuel cadre institutionnel empêche de réaliser pleinement le Marché unique. Ce serait déjà un bon résultat de faire prendre conscience de la contradiction dont font preuve ceux qui se disent favorables au perfectionnement du Marché unique et qui, en même temps, veulent continuer à faire dépendre de l'unanimité toute décision fiscale. Le besoin de recette fiscales peut il faire évoluer les positions des Quinze ? Peut-on imaginer, comme dans le domaine social, la mise en exception d'un pays récalcitrant comme le Luxembourg ? Il est possible que les Etats membres se montrent mieux disposés car ils tiennent beaucoup à réussir la convergence budgétaire. Quant à la seconde partie de votre question, je me garderai bien, tout d'abord, de montrer du doigt tel ou tel Etat membre, puis je vous rappellerai que la Commission n'est pas favorable aux opting out. D'une manière générale, il peut parfois s'avérer nécessaire d'avoir plusieurs vitesses d'intégration, mais à la condition que ce soit pour parvenir au même but et dans un cadre institutionnel unique. Vous venez d'introduire la notion d'Europe fiscale à deux vitesses : il ne me semble pas qu'il en soit pour l'instant question et je crois qu'il faudrait absolument l'éviter. Propos recueillis par Marc Paoloni
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