« La fin d'un certain monde ultralibéral »

Le monde d'après Aujourd'hui, un philosophe familier de l'espoir et du désespoir nous enjoint de nous ressourcer dans les valeurs que nous avons reçues. Version intégrale accessible sur Latribune.fr.interview André comte-Sponville« Rien ne sera plus comme avant », a répété Nicolas Sarkozy. Partagez-vous ce pronostic ?Ce n'est pas un pronostic, c'est une tautologie. Rien n'est jamais comme avant. Quand bien même il n'y aurait pas eu de crise économique en 2008-2009, il est évident que le monde, en 2010, eût été différent de ce qu'il était en 2007. C'est ce qu'on appelle le temps, l'histoire, l'irréversibilité du devenir? Cela donne raison à Héraclite, davantage qu'à Sarkozy ! Tout coule (« panta rhei »), tout change : crise ou pas, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Cela dit, il y a des événements plus importants que d'autres, et c'est le cas de la crise économique que nous traversons. Encore faut-il ne pas exagérer sa nouveauté. Ses principales leçons sont des confirmations, plutôt que des innovations.Que confirme-t-elle ?D'abord l'amoralité du capitalisme. Certains se sont enrichis scandaleusement, y compris en laissant leur entreprise au bord de la faillite, quand d'autres, qui ont fait leur travail correctement, se retrouvent au chômage ou dans la misère. Vous trouvez cela moral ? La crise confirme aussi que le capitalisme est incapable de se réguler lui-même d'une façon socialement et moralement acceptable. Il y a certes une autorégulation du marché, mais qui produit des effets moralement choquants et socialement destructeurs. Bref, les ultralibéraux avaient tort. Le marché ne suffit pas à tout. Troisième confirmation : la morale est incapable de réguler l'économie. Ce n'est pas nouveau. Si on avait compté sur la conscience morale des chefs d'entreprise pour améliorer le sort de la classe ouvrière, nous serions toujours au XIXe siècle ou chez Zola. Et si on avait compté sur la conscience morale des banquiers pour éviter les crises financières, nous serions? dans la crise que nous connaissons ! D'où une quatrième et dernière confirmation. Si le marché est incapable de se réguler, il ne reste que le droit et la politique ! C'est ce qu'on appelle aujourd'hui « le retour des États », et c'est une bonne nouvelle. Il s'agit de fixer des limites non marchandes au marché. Ce n'est pas la fin du libéralisme, mais la fin d'un certain nombre d'illusions ultralibérales.Quelles sont les leçons qui n'auront pas été tirées ?Elles portent moins sur la crise que sur la mondialisation. C'est surtout vrai à gauche, me semble-t-il. Certains, au PS, font mine de croire que la crise leur donne rétrospectivement raison. Je crains qu'ils n'aient tort. Dans une économie mondialisée, l'État ne saurait être un rempart. C'est où le « volontarisme », comme on dit aujourd'hui, atteint sa limite. Cela vaut aussi pour la droite. « J'irai chercher la croissance avec les dents », disait M. Sarkozy. Et nous voilà en pleine récession? On ne commande au marché qu'en lui obéissant. La volonté ? Elle est bien sûr nécessaire. Mais si on lui demande des choses qui ne relèvent pas de son pouvoir, c'est du volontarisme, au sens péjoratif et vrai du terme.De nouvelles valeurs vont-elles s'imposer ?Allez-vous, à chaque crise économique, tourner votre veste, trahir vos idéaux, changer de morale ? Drôle de conception ! Quelles sont vos valeurs ? Celles que vous avez reçues, et que vous devez transmettre à vos enfants : la liberté, la justice, la générosité, la sincérité, le courage, l'amour? Or ce ne sont pas de nouvelles valeurs ! Faut-il, parce que le CAC 40 a perdu 50 %, considérer que les Évangiles sont dépassés, qu'Aristote est obsolète, que Spinoza ou Kant sont ringards, que Gandhi ou Martin Luther King n'ont rien compris ? Libre à vous. Quant à moi, je sais que l'« Éthique à Nicomaque », d'Aristote, les Évangiles ou l'« Éthique », de Spinoza, ont moins vieilli qu'un numéro de « La Tribune » datant d'une quinzaine de jours? Il ne s'agit pas d'inventer de nouvelles valeurs. Il s'agit d'inventer une nouvelle fidélité aux valeurs que nous avons reçues.Voyez-vous émerger de nouveaux risques ?Deux risques principaux nous menacent. D'abord le risque écologique, qui met en cause l'équilibre de la planète, donc la survie même de l'humanité. Ensuite un risque idéologique ou culturel : l'affrontement entre le fanatisme des uns (notamment, mais pas seulement, musulmans) et le nihilisme des autres (surtout occidentaux), fut-il rebaptisé consumérisme, individualisme ou hédonisme. Contre ces deux risques, il n'y a qu'un seul remède : construire une politique à l'échelle du monde. Il ne s'agit pas, là encore, d'inventer de nouvelles valeurs, mais d'inventer, collectivement, de nouvelles façons de les mettre en ?uvre. La seule façon d'éviter le « choc des civilisations », c'est de bâtir une civilisation mondiale, autour des valeurs laïques, démocratiques, respectueuses des droits de l'homme qui sont celles aujourd'hui (voyez ce qui se passe en Iran) de la jeunesse du monde, du moins quand elle ne sombre ni dans le fanatisme ni dans le nihilisme. Propos recueillis par Valérie SegondDemain, suite de notre série avec l'interviewd'Alain Minc
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