Márai, l'éveil des sens

Sa vie est un grand vide, un néant. Le héros du « Premier Amour » n'a même pas de nom. Du moins l'auteur ne mentionne pas son identité. L'amour, l'amitié sont des sentiments qu'il ignore. La cinquantaine bien avancée, ce modeste professeur de latin dans une petite ville hongroise mène une vie terne et sans relief où l'habitude le dispute à la monotonie. Jusqu'au jour où il décide de prendre des vacances. Et de partir en villégiature dans une station thermale de montagne. Son premier voyage depuis vingt-huit ans? Pour tromper l'ennui, il décide de tenir un journal intime. Au fil des souvenirs qu'il couche sur le papier, de menus faits et gestes, la glace qui recouvrait ses émotions se craquelle. Ses certitudes et ses préjugés sont mis à mal. « J'ai la sensation que mon cerveau est comme une mécanique rouillée qui se met lentement en route, très lentement en gémissant et en grinçant. Des années que je n'avais pas eu conscience de ma capacité à penser », écrit-il.l'influence de freud« Le Premier Amour » est un texte poignant sur l'absurdité de la vie d'un homme en quête de sens et de sensations. Un cruel réveil que Sándor Márai nous fait vivre en direct, au fil des jours et des nuits de son personnage. Ce premier roman du grand écrivain hongrois (1900-1989) paru en 1928 est sans aucun doute inspiré de Freud. Le recours à l'artifice de l'écriture du personnage principal permet de faire resurgir les traumatismes du passé, les obsessions et les tabous. Comme Stefan Zweig ou Arthur Schnitzler, Márai explore les méandres de l'âme humaine avec la précision d'un entomologiste observant la mue d'un insecte et l'enthousiasme d'un explorateur découvrant des terres vierges. « La nuit, à la différence du jour, je ne me mens pas à moi-même. C'est un exercice périlleux que je pratique depuis un certain temps. Une passion dangereuse. Une fois qu'on commence à réfléchir, on peut devenir fou », confesse-t-il. Cet homme a vécu dans une bulle toute sa vie durant. Quand il se frotte pour la première fois à l'amitié ou à l'amour, il aborde ces sentiments violents comme un adolescent, sans le recul de l'expérience.une ?uvre richeAvec ce volume, les éditions Albin Michel poursuivent leurs traductions des romans et récits du grand Hongrois. Après les chefs-d'?uvre que sont « les Braises » ou « Divorce à Buda », les derniers titres traduits rendent compte de la diversité d'inspiration de Márai. « Métamorphose d'un mariage » (réédité au Livre de Poche) est une tragédie bourgeoise menée à plusieurs voix. « Libération », traduit l'an dernier, puise sa trame dans les souvenirs personnels du romancier puisqu'il décrit les derniers soubresauts des combats en 1945 dans Budapest. Auteur à succès avant la guerre, Sándor Márai s'est passionnément engagé dans le combat antifasciste dans une Hongrie alliée de l'Allemagne nazie. Pourtant il ne trouva jamais sa place dans la Hongrie communiste d'après-guerre. En 1948, il part vivre aux États-Unis où, après quarante ans d'exil, il se suicide en 1989. Quelques mois avant la chute de ce régime qu'il avait tant honni?Laurent Pericone« Le premier amour », de Sándor Márai. Traduit du hongrois par Catherine Fay ? Albin Michel, 310 pages, 20 euros.L'incipit« Cela fait deux jours que je suis à Viragfured. J'occupe la même chambre qu'il y a vingt-huit ans. »
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