"Nous considérons Le Monde comme un bien commun"

- - - Jean-Marie Charon (*) : « Une tradition bien française »Cette proposition définit avant tout une intention et non un projet industriel... Elle apparaît un peu comme un paravent, masquant le flou qui entoure les intentions des repreneurs sur des questions aussi stratégiques que la relance ou non de l'imprimé, l'avenir de l'imprimerie, les contenus numériques ou le périmètre du groupe. Elle renforce même l'idée que les repreneurs se présentent avant tout comme des mécènes et non comme des investisseurs ou des industriels de la presse. Cette dimension est d'ailleurs confirmée par la complexité du montage financier visant à accorder une minorité de blocage aux personnels du "Monde", sans compter tous les comités éthiques ! En cela, les repreneurs s'inscrivent dans une tradition bien française de la presse, issue de la Libération, et qui conduit toujours à préférer les hommes de contenus ou d'idées aux professionnels susceptibles de dégager les moyens financiers de l'indépendance. C'est la grande différence avec l'Allemagne.Après la guerre, la France et l'Allemagne étaient confrontés au même objectif : épurer les organes de presse. Les Allemands ont alors misé sur des chefs d'entreprises au passé irréprochable, les jugeant les plus à même de construire des groupes rentables, seul véritable gage de leur indépendance. Quitte à ce que ceux-ci transfèrent, plus tard, ces entreprises à des fondations. En France, l'indépendance de la presse n'a jamais été pensée en ces termes. La volonté des pouvoirs publics a toujours été de défendre le pluralisme et une presse d'opinion disponible et accessible. D'où une certaine idée de quasi service public de l'information, qui est toujours fortement ancrée dans nos mentalités. Et c'est cette tradition qui se retrouve dans les propos des repreneurs du "Monde". Le Mécène se substitue en quelque sorte à l'Etat pour garantir pluralisme et indépendance.(*) : sociologue des médias, EHESS- - -Bertrand Pecquerie (*) : « Une formule qui pourrait convenir à un nouveau "Monde" » C'est sans doute la plus belle antiphrase de l'année 2010: on dit une chose et on en fait une autre ! Car c'est précisément au moment où les différentes sociétés de rédacteurs du "Monde" perdent ce qui était une authentique ?propriété commune" que resurgit le mot ?bien commun" dans la bouche même de ceux qui ?privatisent" "Le Monde". Sans vouloir polémiquer outre mesure, cette tendance (avec des dirigeants ne fonctionnant plus que par antiphrases) est préoccupante, car elle détruit le lien de confiance avec le citoyen...Mais "Le Monde" avait-il vraiment le choix ? Je ne le crois pas. Sa prise de contrôle par des intérêts privés était devenue inévitable. En fait, cette notion de bien commun est intéressante à double titre. Tout d'abord, elle renvoie aux thèses de Saint Thomas d'Aquin, selon lesquelles le ?bonus comunis" doit toujours l'emporter sur l'intérêt individuel. La référence chrétienne n'est donc pas très éloignée des valeurs dont se réclamait le fondateur du "Monde, Hubert Beuve-Méry. Mais la notion très anglo-saxonne de "common good" renvoie également au monde des nouvelles technologies et à l'univers des logiciels libres. De nouveaux modèles émergent de l'économie numérique, fondés sur le partage ou le don. Finalement, le bien commun apparaît au carrefour de valeurs traditionnelles et d'un monde numérique porteur de nouvelles valeurs. Et pourquoi pas imaginer "Le Monde" comme une matrice dans laquelle pourraient se fondre ces deux mondes, une sorte de logiciel libre de la pensée française et de la libre information. Il y a une carte à jouer quand je vois le retard des sites d'information français par rapport au Guardian ou au Daily Telegraph en Angleterre, dont les deux tiers de leur diffusion est réalisée en dehors du Royaume-Uni. Tout ou presque est à rebâtir. Dans cette hypothèse, la formule du trio pourrait très bien convenir à ce nouveau « Monde ».(*) : directeur du World Editors Forum (www.worldeditorsforum.org)- - -Myriam Revault d'Allonnes (*): « La presse est un bien commun »C'est une formule d'une grande pertinence ! Elle convient parfaitement à un grand journal d'information comme « Le Monde » mais également à toute la presse. Le bien commun, par opposition au bien privé, est un bien qui s'impose à tous, une valeur comprise par tous, à laquelle tous les membres d'une communauté peuvent se référer. Et ce indépendamment de l'organisation de la société ou de la propriété privée de tel ou tel bien. Un organe de presse peut être considéré (indépendamment de ses actionnaires) comme un bien commun au titre de véhicule de l'information. L'éducation, la santé, la culture ou même le langage sont des biens communs. Ils permettent de créer du lien entre les individus car une communauté politique n'est pas une simple addition d'individus propriétaires. Les individus ont des droits mais ces droits ne suffisent pas à fonder une société. Il faut aussi que ces individus se réfèrent à des valeurs communes. Bien évidemment, dans nos démocraties modernes, l'information tient une place particulière. Une démocratie libérale doit s'appuyer à la fois sur une exigence d'écoute de l'opinion publique et sur le respect des droits individuels. C'est un équilibre délicat et l'information est le ciment de ce fragile équilibre. C'est la presse qui permet d'éclairer les citoyens, de formuler des jugements, de forger des opinions. La presse, l'accès à l'information est par conséquent un bien commun indispensable au bon fonctionnement de notre société. En formant les opinions, elle est devenue l'une des valeurs fondamentales de nos démocraties modernes. (*) professeur des universités à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), spécialiste de la philosophie éthique et politique. Dernier ouvrage paru : "Pourquoi nous n'aimons pas la démocratie" (Seuil, 2010)
Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.