L'histoire secrète de la quatrième licence

Lorsque François Fillon convoque le 12 janvier 2009 quatre de ses ministres, les présidents de l'Arcep et du CSA, le Premier ministre sait qu'il s'apprête à leur jouer un petit tour... 1. Réunion en catimini à MatignonOfficiellement, la réunion est destinée à « accélérer la mise en ?uvre des mesures du plan numérique qui s'inscrivent dans la logique de la relance de l'économie française » : fibre optique, télévision mobile personnelle, passage à la télévision toute numérique? Mais, en secret, les conseillers de François Fillon ont concocté un passage sur le quatrième opérateur. « Il est urgent de mettre à la disposition du marché les fréquences correspondant à la quatrième licence non encore attribuée », lance François Fillon. Technophile et fin connaisseur du secteur depuis son passage au ministère des Télécommunications sous la présidence de Jacques Chirac, le Premier ministre est convaincu de l'intérêt pour l'économie de faire émerger un « nouvel entrant ». À l'autre bout de la table, Éric Besson s'étrangle. « Nicolas Sarkozy a-t-il donné son accord ? » tente le secrétaire d'État à l'Économie numérique, inquiet de l'opposition éventuelle du président. François Fillon le renvoie fermement dans ses cordes.Pour éric Besson, vendre la licence en un seul bloc préserverait l'intérêt financier de l'État qui a vendu par le passé leur licence à Orange, SFR et Bouygues pour 619 millions d'euros chacune. De fait, il goûte peu l'idée de Matignon de couper la dernière licence en trois pour faciliter l'entrée d'un quatrième opérateur (qui n'aurait donc à payer que 206 millions d'euros). D'où sa stupéfaction devant l'annonce de François Fillon. Dix minutes plus tard, le Premier ministre dévoile son plan à la presse. Devant les caméras et les micros, Éric Besson se contorsionne pour dire à quel point il soutient l'idée du quatrième opérateur. Au point de faire naître un sourire amusé sur le visage de quelques initiés présents dans la salle? 2. Le malaise de Nicolas SarkozyEt si « le coup de fatigue » du président de la République avait involontairement favorisé le quatrième opérateur de téléphonie mobile ? Fin juillet 2009, après plus d'un an de travail, Matignon a ficelé le dossier. « Le Conseil d'État a été consulté tout au long du processus. Une précaution supplémentaire a même été prise en confiant à la Commission des participations et des transferts le soin de fixer le prix de la licence, qu'elle portera à 240 millions d'euros contre 206 millions initialement annonc頻, explique une source ministérielle. Pourtant, lorsque les services de l'Élysée apprennent le 22 juillet, en lisant « Les Échos », que le décret lançant l'appel à candidatures est sur le point d'être publié, les conseillers du chef de l'État sont pris d'un doute de dernière minute : « Le dossier est-il vraiment bouclé ? » Pour éviter toute déconvenue, ils décident de demander de nouvelles notes aux ministères concernés et aux éventuels candidats. « Alors que le but était tout proche, on s'est dit que tout pouvait être remis en question », soupire un protagoniste.Nicolas Sarkozy n'a jamais été un farouche partisan de l'arrivée d'un quatrième opérateur. Son amitié avec Martin Bouygues, parrain de son fils Louis et premier actionnaire de Bouygues Telecom, n'est pas étrangère à ce scepticisme. Certes, le président de la République ne s'est jamais opposé formellement à la relance du dossier. Mais, en cette fin juillet, tout le monde tremble devant une possible annotation de Nicolas Sarkozy en lettres rouges, un « non » présidentiel capable de tout arrêter. « Tous les obstacles avaient été franchis. Il ne restait plus que ce risque politique », se souvient un dirigeant. C'est alors qu'un événement inattendu survient. Le 26 juillet, Nicolas Sarkozy fait un malaise vagal lors d'un footing dominical dans les jardins du château de Versailles. Tout s'arrête à l'Élysée. Les pro-quatrième licence profitent du flottement pour peaufiner leur note. Le 29 juillet, le ministère de l'Économie rédige le décret. Le texte est publié le 1er août au « Journal officiel ». L'appel à candidatures est officiellement lancé. 3. À l'Arcep, les présidents se succèdent mais ne dévient pasPaul Champsaur, Jean-Claude Mallet, Jean-Ludoci Silicani. En trois ans, l'Arcep a connu trois présidents. Et pourtant, ces successions n'ont jamais entamé la conviction de l'autorité des télécoms sur l'intérêt d'un quatrième opérateur. Avant son arrivée à la présidence, Jean-Claude Mallet s'assurera même de la réelle volonté de l'exécutif de faire avancer un dossier qui bloquait l'ensemble du secteur. Assurance qu'il obtiendra. Pour comprendre cet engagement indéfectible, il faut remonter à 2006. En juin, Paul Champsaur, le président de l'Arcep, annonce une consultation publique sur l'avenir de la quatrième licence de téléphonie mobile. En jachère depuis un dernier appel à candidatures en 2002, elle s'éteindra s'il n'y a plus de candidat. Le moment est propice pour ranimer la quatrième licence. Orange, SFR et Bouygues Telecom viennent d'être condamnés à une amende record de 534 millions d'euros pour avoir échangé des informations sur le marché entre 1997 et 2003. Et surtout pour avoir organisé un « Yalta des télécoms » afin de se partager le gâteau entre 2000 et 2003. L'idée d'un nouvel entrant, susceptible de venir casser le « cartel des télécoms », trouve rapidement de l'écho dans l'opinion publique et la classe politique.Free s'engouffre dans la brèche. « Nous voulons poser le débat de la concurrence dans la téléphonie mobile en France », lance dans son style provocateur Michaël Boukobza, le directeur général délégué d'Iliad. « Un coup de bluff », persiflent les concurrents du fournisseur d'accès à Internet. Le groupe vient d'annoncer un programme d'investissement de 1 milliard d'euros dans la fibre optique et n'a pas les moyens de financer deux projets aussi lourds en même temps. Son dossier officiel, déposé sur le bureau de l'Arcep en juillet 2007, est d'ailleurs rapidement rejeté par l'autorité. « C'était un brouillon », se souvient un membre du collège de l'Arcep. Mais le coup de bluff fonctionne. « Si Free, numéro deux français de l'Internet fixe, ne peut pas payer les 619 millions d'euros demandés pour la licence, qui pourra le faire ? » s'interroge-t-on dans les cabinets concernés. Et puis, en plein débat sur le pouvoir d'achat des Français, l'idée d'accroître la concurrence dans la téléphonie mobile ne peut que séduire les ministres. Luc Chatel, à la Consommation, sera ainsi l'un des plus farouches défenseurs de la relance de la quatrième licence, relayé à l'Élysée par François Pérol, le conseiller économique de Nicolas Sarkozy, et par Stéphane Richard, le directeur de cabinet de Christine Lagarde. Ironie de l'histoire, ce dernier, aujourd'hui numéro deux de France Télécome;lécom, sera probablement PDG du premier opérateur français quand Free inaugurera son réseau de téléphonie mobile, en 2012. 4. Lobbying et autres peaux de bananeLa quatrième licence de téléphonie mobile aura mobilisé un nombre incalculable de conseillers et d'experts en tout genre : communication, lobbying, information, désinformation? et ce dans tous les camps. Car les conséquences économiques de l'arrivée d'un quatrième acteur sont énormes, avec un impact de plusieurs centaines de millions d'euros par an sur le chiffre d'affaires des trois opérateurs en place. Menace sur l'emploi, risque de voir affluer des équipementiers chinois à la place des champions nationaux comme Alcatel-Lucent, et même aggravation du risque sanitaire en cas de multiplications des antennes de téléphonie mobile? Tout est bon pour alarmer l'Élysée. Le 15 septembre 2009, les opposants pensent avoir marqué un point capital. Alors que l'appel à candidatures est déjà lancé, le président se dit « sceptique et réservé sur le choix d'un quatrième opérateur. Le prix le plus bas n'est pas forcément le meilleur ». Immédiatement, la phrase fait le tour de la place. Et si Nicolas Sarkozy disait finalement non ? Chez Free, c'est l'étonnement. Dans le camp d'en face, on jubile. Dès le lendemain, comme le raconte « Libération », François Fillon monte au front : « Les trois opérateurs dont vous avez parlé, ce sont bien ceux dont vous nous disiez il y a trois mois qu'ils ?se gavent? ? Pardon, vos propos exacts étaient qu'ils ?se bourrent? », lance le Premier ministre, sûr de lui. « Une intervention trop marquée de Nicolas Sarkozy serait vue comme une nouvelle preuve de favoritisme pour Bouygues », se rassure un pro-quatrième opérateur. « Avec cette phrase, Nicolas Sarkozy voulait peut-être dire à Martin Bouygues qu'il avait tout tenté, en vain », avance un professionnel des médias. Car, à ce moment-là, Nicolas Sarkozy, qui « avait eu d'autres vraies occasions d'enterrer le dossier », selon une source ministérielle, sait qu'il ne peut plus grand-chose contre le quatrième opérateur. C'est en effet l'Arcep, et uniquement elle, qui décide d'attribuer ou non la licence. Sa décision sera connue à Noël ou début 2010. n Orange, SFR et Bouygues Telecom ont été condamnés à une amende record de 534 millions d'euros pour s'être partagé le gâteau entre 2000 et 2003.
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