A qui donner  ?  La règle de Singer

Par Olivier Postel-Vinay, directeur de la revue Books.

Prenez trois groupes de gens au hasard. Suggérez à chaque personne au sein des trois groupes de verser 5 euros pour alléger la faim dans le monde. Mais au premier, vous dites que l'argent va aller à Aminata, une petite Malienne de 7 ans. Au deuxième, dites que l'argent va contribuer à aider les 21 millions d'Africains qui souffrent de malnutrition. Et au troisième que l'argent va aller à Aminata, mais en présentant la fillette comme faisant partie d'un ensemble de gens souffrant de la faim. Devinez le résultat. C'est le premier groupe qui donne le plus et le deuxième le moins...

Plus l'incitation à donner est présentée dans un contexte abstrait, moins elle est efficace. Une étude montre même que les gens sont moins enclins à donner si vous leur avez fait résoudre quelques problèmes de maths dans les moments qui précèdent. Les organisations non gouvernementales (ONG) l'ont bien compris, qui proposent de parrainer un enfant en particulier, ou d'aider un entrepreneur en herbe dont on voit la photo, alors même que l'argent perçu n'ira pas directement à cet enfant ou à cet entrepreneur.

Si donc on lit ou si l'on entend que 300.000 enfants meurent chaque année de malnutrition dans l'est du Sahel (ce qui semble être le cas) ou qu'un milliard de gens se couchent le soir en n'ayant pas mangé à leur faim (estimation de l'ONU), cela vous titille peut-être un peu mais cela ne vous empêchera pas de dormir. Par contre, les téléspectateurs qui voient arriver dans leur salon des images chocs d'une catastrophe humaine, comme récemment en Haïti, vont être nombreux à donner spontanément de l'argent à des organismes divers et variés, même s'ils n'ont pas d'idée claire sur la manière dont leur argent sera utilisé.

Vous passez au bord d'une mare peu profonde et vous voyez un enfant se noyer. Allez-vous le sauver, au risque d'abîmer vos chaussures et de mouiller votre pantalon ? Oui bien sûr, ne pas le faire serait monstrueux, répondons-nous tous en choeur. Et si l'enfant doit être emmené à l'hôpital, alors que vous devez prendre l'avion et que votre billet n'est pas remboursable ? C'est déjà plus compliqué.

Dans son dernier ouvrage, le philosophe américain Peter Singer propose la règle suivante : "s'il est en votre pouvoir d'empêcher quelque chose de mal de se produire, sans avoir à sacrifier quelque chose de presque aussi important, il est mal de ne pas le faire." (1) Voilà aux yeux du philosophe le principe de base qui devrait fonder notre conduite morale. C'est évidemment une règle beaucoup plus forte que la classique règle d'or : "ne fais pas à autrui ce que tu n'aimerais pas que l'on te fasse." Celle-ci est préventive, tandis que la règle de Singer incite à l'action. Logiquement, elle le conduit à proposer que tous les ménages disposant de ressources confortables donnent une fraction significative de leurs revenus aux ONG chargées de venir en aide aux déshérités de la Terre.

Quelle fraction ? Supposons que le revenu moyen annuel avant impôts du foyer du lecteur de La Tribune" soit 100.000 euros. A suivre le raisonnement de Singer, il faudrait que ce foyer donne plus de 50.000 euros aux ONG, de manière à assurer aux déshérités des biens et services aussi élémentaires que l'accès à l'eau potable, des moustiquaires contre le paludisme, des opérations simples comme réparer une cataracte, un bec-de-lièvre ou une fistule. Les foyers suivant cette prescription seraient donc amenés à changer leur lieu d'habitation, à se priver de vacances et ainsi de suite. Cela paraît déraisonnable. Singer lui-même ne parvient pas à donner plus de 20% de son revenu aux ONG. Ce n'est déjà pas mal.

Si chaque ménage disposant d'un revenu confortable faisait comme lui, cela changerait la face du monde. Le seul problème, c'est que personne ne croit une seconde que les ménages aisés vont se priver de 20% de leurs revenus pour un objectif aussi estimable. Hormis quelques tempéraments d'exception, à moins d'être fortement motivés par des circonstances ou une conviction, les gens ne donnent qu'à leurs proches, et pas ou très peu à d'autres. La règle n'est pas morale, mais comportementale.

(1) "The life you can save : acting now to end world poverty", Random House, 2009.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 29/04/2010 à 7:53
Signaler
Bonjour Olivier Postel-Vinay J'ai lu avec attention, votre article sur la règle de Peter Singer! Ce qui fait que la plupart des individus obéissent à cette règle est qu'ils sont méfiants de tout ce qui est impersonnel. Prenez le temps d'allez sur le...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.