Regardons l'industrie dans les yeux !

Par Gilles Le Blanc, professeur d'économie, Mines ParisTech.
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Il faut d'urgence une politique industrielle ambitieuse : voilà la conclusion commune d'une série de tribunes récemment parues dans la presse. Mais leur lecture montre combien la confusion règne encore sur ce qu'est l'industrie et les justifications d'une intervention publique. Petit essai de clarification à un mois de la Semaine de l'industrie (du 4 au 10 avril), initiative visant à faire tomber certains clichés trop souvent véhiculés sur l'industrie.

Commençons par la représentation de l'industrie autour des usines et des ouvriers, revendiquée un temps par son ministre. La forteresse ouvrière de Renault-Billancourt et ses 35.000 salariés marquent encore notre imaginaire visuel. Mais l'époque des grandes concentrations d'ouvriers non qualifiés dans des usines immenses est révolue. Seulement 3 sites rassemblent aujourd'hui plus de 10.000 salariés et 60 plus de 2.000. En parallèle, l'élévation continue des compétences fait que les cadres sont désormais plus nombreux dans l'industrie que les ouvriers non qualifiés !

Même décalage concernant les acteurs de l'industrie. On souligne à juste titre que l'essentiel des emplois industriels se trouve dans les PME. Pourtant, l'attention médiatique et l'orientation des mesures restent focalisées sur les grands groupes. Les PME n'exportent pas assez : que les grandes entreprises les accompagnent sur les marchés étrangers ! À l'inverse, on se flatte des grands contrats glanés par les champions du CAC 40 lors des tournées diplomatiques présidentielles, pour leur reprocher ensuite de ne pas assez investir sur le territoire national, en feignant d'oublier que l'essentiel de leurs profits est réalisé depuis un moment hors de France.

Considérons maintenant l'argument de l'emploi pour justifier la politique industrielle (sans industrie, plus d'emplois dans les services !). En réalité, la substitution entre travail et capital (mécanisation, automatisation, numérisation) détruit à volume constant des emplois dans l'industrie. La progression des débouchés par la consommation de masse ainsi que la création de nouvelles industries ont masqué pendant cinquante ans ce processus toujours à l'oeuvre. Mais la crise endémique depuis 1975 l'a remis au premier plan en réduisant la croissance des marchés et la prise en compte des limites environnementales et l'internationalisation des économies (délocalisations) ont accéléré le mouvement. L'argument du nombre d'emplois est donc difficile à manier. Il semble plus pertinent d'insister sur la qualité des emplois industriels. Car l'intensification en capital et l'élévation des compétences font de l'industrie la première source de gains de productivité dans l'économie (n'oublions jamais que la production industrielle a triplé en volume ces vingt-cinq dernières années). Lui sont associés des salaires plus élevés qu'ailleurs, donc un impact par emploi plus fort dans la consommation et la croissance. On peut choisir politiquement de privilégier les services à la personne mais il faut réaliser qu'un emploi industriel devra être remplacé par 1,5 poste dans ceux-ci en termes de ?salaires !

Un dernier argument mérite qu'on s'y arrête : certains n'hésitent pas en effet à parler du destin industriel de notre pays ou d'une obligation industrielle vis-à-vis de l'histoire. Mais quel est ce sort venu d'ailleurs, dont notre pays serait bercé ? L'industrie est à l'opposé une question de choix, de volonté, d'intérêt commun. Notre histoire industrielle mérite, plus et mieux qu'aujourd'hui, un travail de mémoire, de pédagogie, de culture. Mais les enjeux industriels ne se posent pas en termes d'héritage à défendre ou d'amour des usines. Il s'agit d'emplois, de croissance, de compétences, d'innovation. Une vision patrimoniale, défensive et figée serait à la fois une illusion et une faute politique.

Pour s'en défaire, ne demandons pas à l'industrie ce qu'elle n'est pas et libérons-nous de fausses explications. Noeud d'échanges par nature, l'industrie constitue un lieu décisif de notre rapport au monde, à l'étranger. Finalement, Airbus, Ariane, le nucléaire et les TGV nous ont longtemps permis de conserver l'illusion d'être une grande puissance. Avec le recul industriel, c'est cette image qui disparaît aussi, laissant la place à la nostalgie et la tentation de trouver des responsables : la finance forcément mondialisée et spéculative, la Commission européenne forcément technocrate et libérale, les pays émergents forcément espions, tricheurs et à visée hégémonique...

Sans nier le rôle de chacun, la situation présente est d'abord le produit de nos décisions et de nos préférences. C'est précisément ce qui fonde la possibilité même d'une politique industrielle, au sens noble de la politique. À condition de dépasser les clichés et idées reçues et de bien regarder l'industrie telle qu'elle est !

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