Le droit européen des sociétés doit sortir de la "courte vue"

Par Noëlle Lenoir, ancien ministre, avocate associée chez Jeantet Associés, et Pierre-Henri Conac, professeur à l'Université du Luxembourg.
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Comme l'avait relevé le regretté Tommaso Padoa-Schioppa, ancien ministre des Finances italien, la crise montre ce à quoi peut conduire la "courte vue", c'est-à-dire la recherche d'une rentabilité financière immédiate au détriment des stratégies de long terme à même de garantir une croissance durable. Concilier financiarisation de l'économie, croissance économique et emploi, tel est l'enjeu. Faut-il empêcher le recours à l'endettement pour financer l'économie ? Certainement pas. Faut-il interdire aux investisseurs d'utiliser l'effet de levier pour acquérir des entreprises afin de les restructurer et de les développer ? Pas davantage. Faut-il brider les entreprises lorsqu'elles empruntent en vue de conquérir de nouveaux marchés ou d'étendre leur champ d'activités via des fusions-acquisitions ? Ce serait absurde. Pour autant, il est urgent de revenir aux fondamentaux, à savoir qu'on ne peut dépenser plus que ce que l'on a ou que l'on pourra rembourser.

Face à la dictature de l'instant, qui place les entreprises sous le contrôle permanent des analystes financiers et sous la pression au jour le jour des marchés, le législateur européen a commencé à introduire dans les textes sur la régulation financière des dispositions tendant à limiter la volatilité de l'investissement. Par exemple, la directive sur les "gérants de hedge funds", applicable dans les États pour 2013, interdit aux fonds de "private equity" ayant acquis une entreprise par l'endettement d'autoriser ou d'influencer toute distribution de dividendes, toute réduction de capital, voire tout rachat d'actions pendant les deux ans suivant cette acquisition. La stabilité de la structure financière est une force pour l'entreprise au-delà des profits à court terme qu'elle peut générer.

Cette préoccupation du long terme, générateur de croissance durable, est maintenant au coeur des réflexions sur l'évolution du droit des sociétés en Europe. Dans les dernières années, ce droit a surtout connu la dérégulation. Le but était de faciliter la mobilité transfrontière des sociétés, notamment par la voie de fusions entre entreprises d'États membres différents. Il fallait accorder aux entreprises la possibilité d'optimiser leur modèle de développement en choisissant leur implantation en fonction des facilités fiscales et réglementaires offertes selon les États.

Aujourd'hui, pouvoirs publics et opérateurs économiques sont conscients de la nécessité, en dépit de la crise, de relancer l'investissement et de mettre en place une politique industrielle digne de l'Europe. C'est ce changement de cap que reflète le rapport remis à la Commission avant l'été par le groupe d'experts sur le droit européen des sociétés mis en place par Michel Barnier, commissaire au Marché intérieur et aux Services.

Le rapport propose plusieurs mesures d'harmonisation législative au plan européen. Ainsi, il est suggéré d'intégrer dans la définition de l'intérêt social d'une entreprise la notion du long terme. Cette disposition ne serait pas seulement symbolique, mais aurait une portée pratique et juridique. Elle conforterait les dirigeants qui, au prix d'une pause dans la distribution des dividendes et d'une stabilisation de la marge opérationnelle, ont à justifier auprès de leur conseil d'administration, des actionnaires ou des analystes financiers certains investissements de long terme. En outre, par exemple, ne serait pas forcément fondée sur de "justes motifs" la révocation d'un dirigeant à qui on reprocherait d'avoir privilégié une telle stratégie de long terme.

Le rapport entend également alléger les contraintes de "reporting", qui pèsent notamment sur les sociétés cotées obligées de présenter des informations trimestrielles. Ces sociétés devraient pouvoir opter pour un reporting semestriel. Par ailleurs, le rapport prend parti en faveur de dispositions permettant, sur le modèle du droit français, de fidéliser les actionnaires en leur attribuant, au bout d'un certain temps, des droits de vote double ou des dividendes majorés. Le principe "Une action, une voix" n'a plus la cote. Les entreprises doivent pouvoir récompenser l'actionnariat stable plutôt que celui d'un d'investisseur dont l'horizon de placement est de quelques semaines. Cette stabilité de l'actionnariat, certes plus fréquente dans les sociétés familiales, est tout aussi bien à portée de main des très grandes entreprises comme en témoigne l'exemple d'Air Liquide dont on peut penser que cette spécificité lui a permis de mieux traverser la crise.

Enfin, le rapport préconise de consacrer la notion juridique de groupe au niveau européen, afin d'assurer, comme l'implique la jurisprudence Rozenblum en France, la prise en compte des intérêts de long terme d'un groupe. Cette jurisprudence permet des transactions déséquilibrées entre sociétés du groupe dès lors que la société défavorisée reçoit une compensation sur le long terme. Le message est clair : la solidarité intragroupe est la condition de la pérennité de l'ensemble.

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