Sans contact

HOMO NUMERICUS. L'expression « se tenir à distance » est le maître-mot de cette période de pandémie. Mais ce mal du sans contact est plus profond et... inquiétant. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
Certes, au cours de ces derniers mois, il a fallu apprendre à ne plus se côtoyer de près, mais les germes de ce « sans contact » étaient déjà largement présents, comme prêts à éclore.
Certes, au cours de ces derniers mois, il a fallu apprendre à ne plus se côtoyer de près, mais les germes de ce « sans contact » étaient déjà largement présents, comme prêts à éclore. (Crédits : Reuters)

Faute à ce maudit virus, depuis plusieurs mois, nous sommes entrés dans une société de la distance. Le geste pacifique de se serrer la main, historiquement pour signifier « je ne suis pas armé », a complétement disparu de nos vies quotidiennes. En attendant que nous retrouvions ces fameux « jours heureux » faits d'embrassades et de rires à gorge déployée, il nous faut vivre éloignés les uns des autres. À l'instar de ces affichettes qui, chez nos commerçants, nous recommandent de régler nos achats en passant notre carte de paiement sur le terminal sans même avoir besoin de pianoter son code, nous nous sommes résignés à vivre sans contact.

S'il devient difficile de donner la pièce aux SDF[1] du fait que nos menus avoirs composés de billets et de pièces ont fondu comme neige au soleil, ces derniers soupçonnés de colporter d'éventuels microbes des usagers précédents, cette appellation générique de «sans contact» dépasse sa seule fonction marchande. Elle caractérise l'état des lieux général d'une société qui tend à mettre sous cellophane, ou disons à distance, nos individualités apeurées par cette pandémie alors que le cyber-espace bouillonne de relations toujours plus intenses, plus problématiques, voire plus violentes.

La distanciation physique, au cœur du marché des GAFA

Derrière notre paravent numérique (ou « Rideau de fumée », pour reprendre le très récent documentaire proposé par Netflix[2]), le constat est là : paradoxalement, nous nous éloignons les uns des autres[3] et vivons de plus en plus dans une société où le sans-contact s'impose.

Certes, au cours de ces derniers mois, il a fallu apprendre à ne plus se côtoyer de près, mais les germes de ce « sans contact » étaient déjà largement présents, comme prêts à éclore.

On doit cette situation aux nouvelles technologies portées par les GAFA. Pour ces derniers, la distanciation physique se trouve au cœur de leurs marchés. Si le virtuel nous a permis de « rester ensemble » pendant ces longs mois de confinement et qu'en quelques mois il semble que nous ayons « gagné » plusieurs années d'accoutumance à la chose numérique (en matière de travail à distance, d'enseignement...), à quel prix cette lame de fond s'est-elle imposée ? Et pour quelles conséquences durables sur nos vies ?

Jamais le télétravail n'arrivera à recréer les liens humains physiques

S'il est possible d'apprécier ce « sans contact » car il procure un côté instantané, il n'empêche qu'invariablement, il a pour effet de lisser les relations humaines.

Jamais le télétravail (même sous forme d'avatars qui évoluent dans un espace virtuel) ne permettra de recréer ce lien humain qui se noue à différents moments de la journée dans un lieu physique. Adieu les petites conversations, en apparence superficielles, à la machine à café mais qui permettent néanmoins de comprendre l'autre sans oublier de faire avancer ses dossiers.

L'anthropologue américaine, Sherry Turkle, a étudié pendant quinze ans nos relations avec les objets technologiques. Elle en a tiré cet ouvrage au titre évident « Seuls ensemble[4] ». Son récit sur les adolescents montre leur dépendance accrue aux smartphones et leur tendance à préférer les interactions médiatisées à celles en tête-à-tête, celles-ci considérées comme trop exigeantes. Outre que cette ultra-connectivité tend à s'accompagner de comportements à tendance compulsive qui mettent en péril la construction de soi, cette passivité face à un écran aboutit aussi à ce que nous soyons de plus en plus « face à soi » plutôt « qu'aux côtés des autres ».

Sans contact, sans toucher: provisoirement, ou définitivement ?

Parfois, les formes les plus radicales de cette société du sans contact apparaissent. Qu'il s'agisse de l'utilisation de l'application de visioconférence Zoom par la plate-forme Uber pour licencier 3.500 de ses employés, et cela en quelques minutes[5], ou encore la possibilité de recourir au « télétravail à vie » pour les salariés de Twitter, cette « mise à distance » aboutissant au mieux à une atomisation du travail, voire à une destruction du lien social et de l'identité. Nous sommes ici bien loin du caractère sympathique des apéros virtuels si typiques de ces nouvelles habitudes de cette société où l'on est ensemble mais par écrans interposés...

La citation la plus connue d'Aristote - l'Homme est un animal politique - n'a pas pris une ride. Désignant que la vie en société est la condition fondamentale pour que l'Homme puisse se réaliser, notre existence ne peut se résumer à cette société du sans contact et du sans toucher, bien que tout nous y pousse, provisoirement du fait de cette pandémie ou bien, plus inquiétant, définitivement du fait de l'emprise des nouvelles technologies sur nos vies.

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NOTES

[1] En Chine, les SDF tendent leurs smartphones aux passants en échange d'un don qu'ils demandent d'envoyer via un QR Code proposé par l'application WeChat Pay.

[2] https://www.netflix.com/fr/title/81254224

[3] A ce sujet, on lira « La société du sans contact » de François Saltiel  https://livre.fnac.com/a14973156/Francois-Saltiel-La-societe-du-sans-contact

[4] https://www.lechappee.org/collections/pour-en-finir-avec/seuls-ensemble

[5] https://www.rtl.fr/actu/international/coronavirus-uber-licencie-3-500-personnes-par-visioconference-zoom-7800525297

Philippe Boyer

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Commentaires 2
à écrit le 20/10/2020 à 11:01
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Ce nouveau système, dont le but est de détruire au mâles liens affectifs, la solidarité et l'empathie, est programmé depuis longtemps, et, nous le voyons bien, à l'échelle planétaire. Le covid, au départ acte de guerre chinois, est l'opportunité sa...

à écrit le 20/10/2020 à 9:59
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La technologie en elle même n'est pas une ennemie mais la technologie actuelle entre les mains de gens dégénérés par leur pathologique et exponentielle cupidité est en effet particulièrement inquiétante, je rejoins à 100% vos doutes. Doutes que c...

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