La fabrique à madeleines

HOMO NUMERICUS. Nos téléphones et nos réseaux sociaux gèrent nos souvenirs. En déléguant ainsi notre mémoire à des machines nous pourrions devenir amnésiques. Par Philippe Boyer, directeur relations institutionnelles et innovation à Covivio.
Philippe Boyer
De nombreuses études menées par des psychologues américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu'une information est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considérant cette action comme inutile.
De nombreuses études menées par des psychologues américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu'une information est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considérant cette action comme inutile. (Crédits : Blandine Joannic via Pixabay)

« Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté [...]. » L'auteur de « Du côté de chez Swann » a exploré les bizarreries de la mémoire humaine: il se retrouve bouleversé, sans en comprendre la cause, à la simple odeur d'une madeleine qui fait soudainement ressurgir dans son esprit un épisode heureux de sa vie passée.

Il en va de la stupeur proustienne à la vue de cette pâtisserie comme de la nostalgie que nous pouvons éprouver lorsque nos smartphones ou nos réseaux sociaux nous propulsent des images que l'on pensait à jamais perdues. Sous la forme d'une phrase qui se voudrait complice (« Nous avons pensé que vous aimeriez revoir cette publication d'il y a 5 ans... »), les réseaux sociaux sont ces « fabriques à madeleines » qui font remonter à la surface de nos écrans des souvenirs numériquement stockés que des algorithmes exhument de ce magma de données personnelles.

Mémoire externalisée et excuse à bon compte

Nous nous sommes habitués à ce que les machines soient désormais les dépositaires de nos mémoires. Du fait de leurs capacités de stockage presque infinies et qui dépassent de très loin celles de nos cerveaux, la tentation est grande de ne plus se fier à nos propres capacités au motif que la machine, elle, n'oublie jamais rien. Une anecdote en dit long : des psychanalystes s'étonnent du nombre croissant de patients qui, plutôt que de considérer l'oubli de leurs rendez-vous comme un acte manqué, préfèrent expliquer leur absence par un raté de leurs agendas électroniques : « C'est la faute de mon smartphone qui ne me l'a pas rappelé ! »

Si nous ne sommes plus les propres auteurs de nos oublis et qu'on se défausse sur les machines, notre mémoire finira-t-elle par se transformer ? La situation extrême étant qu'en déléguant ainsi notre mémoire, nous pourrions devenir amnésiques, un comble à notre époque équipée de super-mémoires dotées de capacités qui se chiffrent en pétaflops (1,4 million de milliards d'opérations par seconde).

Notre mémoire n'est pas une simple clé USB

De nombreuses études menées par des psychologues américains mettent en lumière que le simple fait de savoir qu'une information est conservée quelque part dissuade le cerveau de la retenir, considérant cette action comme inutile [1]. C'est ainsi que nous sommes en permanence incités à déposer tout ce que contiennent nos smartphones et nos ordinateurs quelque part sur le réseau. Google Cloud Plateform, ICloud d'Apple ou encore les principaux réseaux sociaux... nous invitent, en nous y connectant, à accéder en un seul clic à nos vies numériques qui se confondent de plus en plus avec nos vies réelles.

Nos informations, parfois les plus intimes, se trouvent ainsi confiées à des tiers sans aucune garantie qu'elles ne seront pas un jour détruites ou dévoyées. La chose est connue : les GAFAM conservent presque tout de nos faits et gestes sur le Net, au point qu'il est par exemple déroutant de consulter son propre historique de déplacement en se rendant sur Google Maps [2]. Quant à nos assistants personnels, qui savent tout de nous (anniversaires, voyages...), leurs algorithmes sont à même de faire ressurgir nos plus lointains souvenirs, y compris ceux que l'on pensait définitivement enfouis.

Sagesse grecque et pouvoir de réminiscence

Dans la Grèce Antique, les philosophes distinguaient deux formes de mémoire : « anamnesis » et « hypomnesis », respectivement la « vraie » mémoire qui s'opposait à la « basse » mémoire. La seconde en tant que simple mémoire technique en opposition à la mémoire longue d'un individu, cette dernière structurant la personnalité. Et de là, de distinguer ceux qui sont capables de se souvenir par eux-mêmes, de ceux qui, par facilité, délèguent leur mémoire à des tiers, que cela soit des écrits et, à notre époque, des technologies. Que penser alors de ces nouveaux outils numériques qui prennent indirectement le contrôle de nos mémoires ?

Une chose est sûre: la concurrence avec la machine nous entraîne dans une course à la performance, perdue d'avance. Face à une machine érigée en modèle de perfection, il faudra apprendre à mieux accepter que la technologie puisse nous aider à corriger notre faillibilité, tout en la tenant à l'écart, pour qu'elle ne mette pas intégralement la main sur notre passé. C'est à ce prix que nous retrouverons un pouvoir sur notre vie, avec ou sans le goût en bouche de cette madeleine capable de faire ressurgir de très anciens souvenirs.

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NOTES

1Notre capacité de mémoire a-t-elle été réduite à cause de l'utilisation de la technologie ? (question posée en anglais sur le réseau social ResearchGate, dédié aux chercheurs et scientifiques, par Mohamed Benmerikhi, Ph.D Edhec Business School Lille: 50 réponses à lire env.)

2Vos trajets Google Maps (page de l'assistance Google)

Philippe Boyer

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Commentaire 1
à écrit le 27/10/2021 à 9:03
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En effet cela semble logique mais c'est pratique ça permettra d'oublier que nous avons la classe dirigeante la plus débile de toute l'histoire de l'humanité, eux aussi l'oublieront également leur permettant de ne pas avoir à culpabiliser d'avoir détr...

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