L'âge du "téléspect'acteur"

ÉDITO. La "télé de papa" est de moins en moins regardée, y compris par les papas. Le fondateur de Netflix prédit sa disparition prochaine. Pourtant, elle n'a cessé de se transformer et ses usages de se modifier, et vu le temps que les Français continuent d'y consacrer, cet écran de l'ancien monde a encore de beaux restes. Par Philippe Mabille, directeur de la Rédaction.
Philippe Mabille
(Crédits : iStock)

« Vous pouvez éteindre votre télévision... et reprendre une activité normale. » Ce leitmotiv des « années Canal » qui ponctuait la fin de l'émission culte Les Guignols de l'info n'est plus. Aujourd'hui, en 2018, ce serait plutôt : vous pouvez rallumer votre télévision (ou votre tablette/smartphone) et regarder Internet. Bienvenue dans l'âge de Netflix, de ses séries à succès et du « binge watching » !

Au départ simple service de location de cassettes vidéo par correspondance, l'entreprise, créée en 1997 par Reed Hastings, a réussi à s'imposer en vingt ans comme un acteur incontournable du paysage audiovisuel, avec un catalogue de films et de séries unique sur le marché. Netflix a réussi à réinventer la télévision payante tout en la « délinéarisant », redonnant au consommateur-téléspectateur le pouvoir de choisir, ou plutôt l'illusion de choisir, puisque, grâce à ses algorithmes d'intelligence artificielle, le service se targue de deviner à l'avance ce que vous allez avoir envie de regarder.

Pour parvenir à ce succès, Netflix a employé les méthodes des géants californiens de la tech : une ambition universelle et mondiale (la plateforme est présente dans plus de 190 pays et auprès de 137 millions de clients), une « alliance » opportuniste avec les géants des contenus, des investissements massifs dans la production originale (7 milliards de dollars en 2017, près du double cette année), tout cela afin de proposer une offre attractive avec des séries originales addictives, comme House of Cards, Black Mirror ou Altered Carbon.

Le fondateur de Netflix prédit la fin de la "télé de papa"

« Addictif», c'est le mot clé de cette nouvelle économie de l'attention dont Netflix cherche à prendre le leadership, en concurrence frontale avec la télévision traditionnelle et d'autres acteurs d'Internet, qui ne sont pas en reste avec Facebook Watch, YouTube et consorts. Ce qui se joue sur la Toile, c'est la bataille pour « le temps de cerveau disponible » cher à Patrick Le Lay, l'ancien PDG de TF1.

Reed Hastings ne cesse de prédire que la fin de la « télé de papa » est proche. L'histoire semble lui donner raison : en France, alors que les 15-24 ans passent déjà, selon Médiamétrie, plus de temps sur Internet que devant la TV, Netflix, grâce à une offre à prix cassé (à partir de 7,99 euros par mois) a déjà conquis 3,5 millions de personnes.

À la question « qu'est-ce que tu fais ce soir ? », la réponse en nouveau langage djeun, c'est « chiller avec mon mec/ma meuf en regardant Netflix ! ». La télé, c'est bon pour les vieux, et encore, eux aussi s'en détournent de plus en plus, au point que, aux États-Unis, on en est déjà à installer sur les télécommandes un bouton d'accès direct à Netflix...

... mais les Français y restent accros

La "télé de papa" est peut-être condamnée à terme, mais elle a encore de beaux restes. Les Français passent encore 3 heures 18 min par jour devant le petit écran en moyenne, mais la chute s'accélère avec les changements des usages et la concurrence de... Netflix. La durée d'écoute des téléspectateurs a perdu 18 minutes en septembre sur un an ! Et cela s'aggrave en octobre, où la durée d'écoute a encore baissé de 8 minutes.

Pour les télévisions traditionnelles gratuites, financées par la publicité, Netflix est un « frienemy », un ami-ennemi, à la fois partenaire pour la distribution de leurs contenus et menace dans la mesure où il leur « grignote » de l'audience. En revanche, certaines télévisions payantes, comme Canal + voient pour l'instant en lui surtout un allié, confirmant la validité de leur modèle par abonnement.

Netflix, menace ou opportunité ?

La meilleure défense étant l'attaque, les télévisions traditionnelles préparent la riposte. Ainsi France Télévisions, TF1 et M6 envisagent-ils de s'allier pour lancer une plateforme commune, Salto, pour distribuer leurs programmes sur Internet. Bonne idée, mais d'autres l'ont eu avant, avec Molotov, une plateforme fondée par Jean-David Blanc et l'ancien patron de Canal +, Pierre Lescure, et dont le slogan est « La télé réinventée ». Eux non plus ne voient pas en Netflix une menace : ils se considèrent plutôt comme un « agrégateur » de contenus télévisuels. L'enjeu, c'est plutôt de savoir si les consommateurs, devenant « téléspect'acteurs », voudront ou pas disposer d'une seule appli pour regarder la télévision, les événements sportifs, les films et les séries, dans une sorte de « onestop-shopping ». Qui, de Salto ou de Molotov, réussira à s'imposer ? Difficile à dire, le premier n'ayant même pas encore vu le jour.

Concentration des acteurs traditionnels et réforme de la redevance télé

Ce qui est certain, c'est que Netflix rebat toutes les cartes de la concurrence dans l'audiovisuel et oblige les acteurs, partout dans le monde, à réagir. Autre certitude, le défi n'est pas que technologique, il est aussi politique et culturel. On se souvient de la fameuse formule de Jean-Marie Messier au lendemain du rachat d'Universal par Vivendi (« L'exception culturelle à la française est morte »), qui avait précipité la chute de "J6M" (ou "Jean-Marie-Messier-Moi-Même-Maître-du-Monde"). Elle reste plus que jamais d'actualité. Face à Netflix, qui se veut français en France (à l'exemple de la production Marseille), on va probablement assister à la concentration des acteurs traditionnels.

Le débat sur la réforme de la redevance télé, pour l'appliquer à tous les supports électroniques sur lesquels on peut la regarder, celui sur la création d'une « BBC à la française » en rapprochant France Télévisions et Radio France, ne peuvent plus être éludés.

La qualité, seule issue ? (avec la fin de la gratuité)

L'avenir individuel de Canal +, de TF1 et de M6, qui sont devenus des « nains » face à un Netflix qui aligne 4.500 développeurs informatiques, est aussi en question. Pour défendre l'exception culturelle à la française, il ne suffira pas de se protéger derrière la ligne Maginot de la « chronologie des médias » (le calendrier de diffusion des films) : il faut aussi arrêter de faire une « télé de merde » et réinvestir dans des programmes et des productions de qualité. Des exemples comme Le Bureau des légendes, dont Canal + diffuse la quatrième saison, prouvent que c'est possible. Reste à trouver le modèle économique des médias audiovisuels du futur. Netflix montre une voie. Pour la télé (comme pour la presse), c'est peut-être la fin de l'ère de la gratuité. C'est bien connu : ce qui est gratuit... ne vaut rien !

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| Qui aura la peau de Netflix ? Retrouvez les autres articles de notre Dossier spécial dans La Tribune Hebdo n°267 daté du 2 novembre 2018 :

H267

Philippe Mabille

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Commentaires 5
à écrit le 11/11/2018 à 9:52
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La télévision, ce puissant média de propagande qui nous fait consentir à une société inégalitaire, esclavagiste et injuste n'est pas prête de disparaitre car elle est bien trop importante pour continuer de manipuler, encore les plus crédules d'entre ...

à écrit le 11/11/2018 à 1:47
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J'aime et ces bont

à écrit le 09/11/2018 à 16:02
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la TV se suicide. Comment voulez vous qu'avec des films qui commencent à 21h, voire 21h10, le français qui doit se lever le lendemain pour aller bosser (ou étudier pour les ado+) s'installe devant un programme dont il sait déjà qu'il ne pourra pas...

à écrit le 09/11/2018 à 13:08
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C'est vrai qu'en dehors de la vision d'émission, on en discute pas par ailleurs et isole ainsi le téléspectateur! Les principaux sujets sont pris dans les réseaux sociaux internet et dans la propagande gouvernementale!

à écrit le 09/11/2018 à 10:42
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La Télé, c'est comme la radio, une activité de partage, on écoute ensemble, on discute de ce que l'on voit ou entend en direct et un outil de communication qui relie les gens : on ne choisit pas le programme (seulement parmi les programmes proposés) ...

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