L'Union européenne est-elle la mieux placée pour combler les lacunes militaires des Européens ?

"La défense est une chose trop grave pour en abandonner le contrôle à une entité sans légitimité démocratique". Par le groupe de réflexions Mars.
La Commission européenne souhaite ainsi rien moins que coordonner et canaliser vers ses priorités l'afflux d'investissements à venir, consécutif à la Grande peur d'une agression russe. A quel titre ? La performance de l'achat public, et non la défense des Européens. (Le groupe Mars)
"La Commission européenne souhaite ainsi rien moins que coordonner et canaliser vers ses priorités l'afflux d'investissements à venir, consécutif à la Grande peur d'une agression russe. A quel titre ? La performance de l'achat public, et non la défense des Européens". (Le groupe Mars) (Crédits : Reuters)

Le sommet européen des 30 et 31 mai, sous présidence française, doit être consacré en grande partie aux questions de défense. Dans cette perspective, et à la demande du Conseil européen, le Haut-représentant de l'Union européenne (UE) pour les affaires étrangères, vice-président de la commission, Josep Borell, et le commissaire chargé des questions industrielles et de défense, Thierry Breton, ont présenté le 18 mai une communication conjointe sur les lacunes européennes en matière d'investissement dans la défense et les mesures à prendre pour les combler.

Il s'agit de la troisième initiative majeure prise par l'UE en matière de défense depuis trois mois. La guerre en Ukraine n'est pas étrangère à cette frénésie, mais l'actualité ne fait que renforcer une tendance de fond. A première vue, il y a lieu de se réjouir que les Européens prennent enfin conscience de leurs responsabilités en la matière, plutôt que de se reposer entièrement sur l'engagement américain, dont rien ne garantit ni la pérennité, ni surtout le désintéressement. Il est vrai que la politique européenne (à commencer par le double objectif du défunt pacte de stabilité) n'est pas pour rien dans le désarmement des nations européennes.

Une Europe puissance ?

A y regarder de plus près, la prudence est toutefois de rigueur. D'abord, parce qu'on peut analyser cette troisième initiative comme une illustration de l'échec des deux précédentes. Rappelons qu'il s'agit de l'étrange communication de février sur le « 3e paquet défense » (qui a juste oublié de dire que la défense servait avant tout à défendre et pas seulement à améliorer l'efficacité du marché intérieur) et surtout de l'adoption officielle en mars de la « boussole stratégique ». Ce qui aurait dû être un événement majeur a été étouffé dans le bruit médiatique du fait de la concomitance de l'agression russe. A cet égard, il est probable que la nouvelle initiative connaisse le même sort.

Ensuite, son contenu âprement négocié reflète les contradictions institutionnelles de « l'Europe de la défense », dont l'objet n'est pas la défense de l'Europe (les traités prévoient que c'est la mission de l'OTAN) mais l'approfondissement de la construction européenne. Le concept est né en effet dans les années 1990, après le tournant consistant à privilégier l'élargissement de la communauté européenne dans un vaste marché unique plutôt que d'approfondir l'union entre les douze États membres d'alors. Les tenants de l'approfondissement (à commencer par la France) ont alors inventé le concept dans l'espoir de voir un jour émerger une « Europe puissance ».

L'Union européenne, un simple marché unique

La vision française, alors largement partagée au sein de l'opinion publique, était celle d'une puissance européenne protectrice qui assume progressivement les responsabilités des États dès lors que ce transfert permet à l'Europe de mieux se protéger dans un monde dominé par une superpuissance en déclin et des puissances continentales émergentes. Le référendum perdu de mai 2005 exprime le décrochage d'une partie majoritaire de l'opinion publique française, qui n'adhère plus à un projet jugé trop libéral et insuffisamment protecteur, qui aurait trahi la vision initiale d'une Europe puissance. La relance périodique de « l'Europe de la défense » vise précisément à répondre, au moins partiellement, à ces critiques.

Elle se heurte cependant à la contradiction de ce qu'est essentiellement l'Union européenne : un marché unique. Fort logiquement, c'est sous ce prisme qu'est considérée la défense à l'occasion des « paquets-défense » successifs. Il s'agit avant tout « d'améliorer l'efficacité » du marché (des produits de défense) en « augmentant la compétitivité » des entreprises européennes du secteur. Sous ces buts louables avance en réalité masquée la volonté de « dénationaliser » une industrie de souveraineté, sans prétendre la remplacer par un principe de « préférence européenne ». Le projet consiste ainsi à démanteler les anciens arsenaux au nom de la performance économique en priant les États membres de bien vouloir se fournir auprès et aux prix du marché. Comme s'il existait un marché de la défense en général et de l'armement en particulier ! Comme si les prix s'y formaient librement entre clients et fournisseurs ! Comme si la défense était un produit marchand !

L'OTAN, unique garante de la sécurité de l'Europe

Cette vision imprègne toutes les initiatives de la Commission européenne jusqu'à la communication de février dernier incluse. A cet égard, la communication conjointe du 18 mai manifeste un changement, sinon de cap, du moins de discours. Implicitement, elle reconnaît le caractère irresponsable de la politique européenne en matière de défense suivie jusqu'à présent. On attendra en vain un mea culpa explicite, et c'est bien regrettable, car personne ne croira à la sincérité de cette prise de conscience pour le moins nouvelle.

Car le processus de décision de l'UE est ainsi fait qu'il y a loin de la communication bruxelloise à l'entrée en vigueur de nouvelles normes de droit. Entre les deux, la négociation interinstitutionnelle et interétatique bat son plein. Il en résulte un texte de compromis qui dilue les bonnes intentions initiales dans la pensée dominante. Or celle-ci n'a pas fondamentalement changé et ne changera pas. L'OTAN demeurera l'unique garante de la sécurité de l'Europe, comme le montre avec éclat la demande d'adhésion conjointe de la Suède et de la Finlande, membres de l'UE depuis près de 30 ans. L'UE restera essentiellement un marché unique dépourvu de compétences en matière de défense.

L'UE, une volonté de rétrécir l'article 346

Rappelons en effet que rien dans les traités ne permet de confier à la Commission la moindre compétence en matière de défense. Aucun transfert ne peut donc être prévu formellement. La défense reste une compétence de chaque État. Toutes les initiatives précédentes se sont fondées sur les compétences de l'UE en matière industrielle, notamment celles prévues à l'article 173 TFUE, qui rappelle explicitement que la libre concurrence l'emporte sur la protection des « droits et intérêts des travailleurs salariés ».

C'est aussi pourquoi, la Commission n'a de cesse depuis vingt ans de vouloir rétrécir le champ d'application de l'article 346, qui stipule que « tout État membre peut prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d'armes, de munitions et de matériel de guerre », étant entendu que « ces mesures ne doivent pas altérer les conditions de la concurrence dans le marché intérieur en ce qui concerne les produits non destinés à des fins spécifiquement militaires ».

La liste des « produits » concernés, établie (par le Conseil, et non la Commission) le 15 avril 1958 et publiée en 2001 à l'occasion d'une question parlementaire, est suffisamment générale pour être encore pertinente.

Qui va décider des achats d'armements ?

Malgré tout, la Commission donne l'impression de saisir toutes les opportunités d'élargir ses pouvoirs, même en l'absence de fondements légaux. En l'occurrence, au prix d'une reconnaissance implicite des errements passés (qui ne coûte rien tant ils sont évidents), elle pousse ses revendications au-delà des limites de sa compétence. Elle souhaite ainsi rien moins que « coordonner et canaliser vers ses priorités » l'afflux d'investissements à venir, consécutif à la Grande peur d'une agression russe. A quel titre ? La performance de l'achat public, et non la défense des Européens.

Nul ne conteste qu'il faille urgemment reconstituer les stocks logistiques et de munitions, remplacer le vieux matériel soviétique cédé à l'Ukraine par des équipements performants et améliorer la défense aérienne et antimissile des États européens. Mais qui garantit que l'achat soit plus performant quand il est passé par une centrale d'achat commune ? Surtout quand elle doit être créé ex nihilo, alors que les États disposent déjà d'acheteurs compétents en matière de défense, singulièrement en France, et qu'il existe déjà une agence européenne de « procurement » non-otanienne (l'OCCAr). N'y a-t-il pas duplication par ailleurs avec les compétences des agences otaniennes, précisément chargées de passer ce type de marchés, notamment via des accords-cadres pour l'approvisionnement en munitions ?

Un vrai "Buy European Act" ?

La communication conjointe du 18 mai rappelle que « depuis 2006, 60% des achats d'armements européens ont été effectués auprès de pays non européens ». Mais rien ne garantit que la centralisation de l'achat inverse la tendance, bien au contraire. De toutes façons, puisque l'essentiel de la base industrielle de défense européenne est concentré au sein de cinq États membres, la grande majorité des nations de l'UE refusent le principe même de préférence européenne. La communication de la Commission pourrait donc rester sans traduction juridique concrète.

Elle risque au contraire, à l'instar des autres initiatives telles que la PESCO, être incapable d'éviter que l'effort de défense des Européens ne profite à des entités non européennes. La seule solution pour éviter cela serait un vrai « Buy European Act » en matière de défense pénalisant (par exemple sous la forme d'une taxe destinée à alimenter le fonds européen de défense) tout achat non européen dès lors qu'il existe une solution européenne performante. Mais le primat de la libre concurrence, inscrit dans les traités, s'oppose à toute politique industrielle européenne, même en matière de défense.

La querelle de la « taxonomie », qui est loin d'être éteinte, constitue la meilleure preuve que les questions de défense échappent complètement au « logiciel » de la construction européenne. Florence Parly s'en offusque d'ailleurs dans les colonnes de La Tribune : « est-ce que la défense peut être considérée comme une activité non soutenable ? C'est une absurdité puisque c'est la survie de la nation qui est en question », ajoutant « on voit bien que ceux qui sont à la manœuvre n'ont pas renoncé. Cela veut dire que le combat n'est pas terminé ».

L'UE, une entité sans légitimité démocratique

En réalité, cette nouvelle initiative de la Commission de Bruxelles ressemble davantage à une nouvelle tentative de prendre l'avantage sur l'agence européenne de défense (AED), entité interétatique et non communautaire, en s'appropriant sa mission de coordination capacitaire en profitant d'une « puissance de frappe » budgétaire (500 millions d'euros annoncés sur deux ans) dont l'AED ne dispose pas. Il conviendra d'être très vigilant, car c'est bien l'AED qui reste dépositaire de la légitimité démocratique, non la Commission. Pour l'heure tout va bien, l'entente semble cordiale entre AED et Commission, et il y a lieu de se féliciter de ces futurs financements annoncés.

Il est vrai qu'en dépit des diverses incitations existantes, le taux d'acquisition conjointe de « produits de défense » est en baisse tendancielle : à peine 11%, loin de l'objectif fixé d'un euro sur trois dépensé conjointement (objectif repris d'ailleurs dans la LPM et tout aussi peu respecté). Mais tout progrès vers « l'Europe de la défense » devra être pesé au trébuchet de sa légitimité. La défense est une chose trop grave pour en abandonner le contrôle à une entité sans légitimité démocratique.

La guerre en Ukraine permettrait ainsi de doter les organes communautaires de compétences que les traités leur refusent. Il est vrai que les guerres et les crises sont les meilleurs vecteurs de changement. Conformément à cette logique, une fois que l'UE se sera doté de compétences en matière de défense, elle n'aura plus qu'à se trouver un ennemi et lui faire la guerre afin d'achever de donner à son opinion publique un sentiment de solidarité et d'unité qui n'existe pas aujourd'hui. Bismark n'est pas mort ! Dès lors que le fédéralisme européen utilise les vieux ressorts du nationalisme, il est tout aussi haïssable.

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(*) Le groupe Mars, constitué d'une trentaine de personnalités françaises issues d'horizons différents, des secteurs public et privé et du monde universitaire, se mobilise pour produire des analyses relatives aux enjeux concernant les intérêts stratégiques relatifs à l'industrie de défense et de sécurité et les choix technologiques et industriels qui sont à la base de la souveraineté de la France.

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Commentaires 7
à écrit le 03/06/2022 à 1:03
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Une Europe puissante rime avec allemagne puissante donc usa extra-puissante.

à écrit le 31/05/2022 à 23:16
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Les institutions Européennes construites pour le marché commun sont dans le coup d'état permanent en s'arrogeant des prérogatives sans légitimité démocratique. Des traités signés par des états avec une souveraineté entravée n'ont qu'une valeur démocr...

à écrit le 31/05/2022 à 18:46
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Nous devons réarmer la France au maximum, quoiqu'il en coûte. Notre sécurité n'a pas de prix.

à écrit le 31/05/2022 à 17:55
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Bonjour, Nous n'avons pas créé l'Union européenne pour favoriser les marchands, mais pour créé un ensemble de paix de sécurité avec une démocratie exemplaires.... Nous avons espoirs d'une union fédéral exemplaires. Ou les peuples serons entendus d...

à écrit le 30/05/2022 à 17:58
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Merci pour cet article qui ne parle pas avec une langue de bois

à écrit le 30/05/2022 à 11:29
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@CitoyenDrogué La légalisation ne rendra pas moins attratif le trafic de drogue défiscalisé au pied des tours des cités et pire encore elle banalisera sa consommation par une population dont les résultats scolaires sont de plus en plus médiocres (cf....

à écrit le 30/05/2022 à 8:35
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"Il n'y a pas de démocratie en dehors des Traités", mais il n'y a pas eu de Traité accepter par les peuples! Le fait que l'UE de Bruxelles pose problème n'en est que la conséquence!

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