« Le féminisme ne doit pas craindre la présomption d'innocence »
Depardieu, Cauet, Poivre d'Arvor, Matzneff, Bedos. Certains diront « n'en jetez plus ! », d'autres demanderont d'en jeter encore. Parmi les débatteurs les plus virulents, personne n'avait imaginé que l'un d'eux puisse dire de ces hommes qu'ils font l'honneur de la France. Plutôt que d'évoquer son admiration pour Gérard Depardieu, le président de la République n'aurait-il pas dû valoriser l'émergence de la parole des femmes ? « Grande cause nationale » mais petits effets, il ne leur a pas concédé un mot. Pourtant, avant toute chose, ces affaires sont principalement le nom d'une parole devenue possible après des siècles où les « non » ont été tus par les femmes face au pouvoir de l'homme, supérieur hiérarchique, figure à l'ascendant indéniable ou personnalité célèbre, puissant, respecté, capable de bannir celle qui s'oppose, refuse, parle.
Par ses propos, le président, mercredi soir dans l'émission C à vous, dit que les femmes se heurtent encore au déni de leur parole. Ces affaires signifient qu'aujourd'hui, enfin, on se défend et l'on débat - n'en déplaise au président. Il n'existe pas de liberté plus forte que celle de s'exprimer. Plus qu'une liberté, il s'agit peut-être même d'un impératif de société, un impératif vital. Ce n'est pas sans raison que la loi pose le principe de la liberté d'expression sur son podium constitutionnel, principe consacré par les droits français et européen.
Qu'existe-t-il de plus important que de lutter contre ce qui fait taire ? Les femmes parlent. Elles parlent pour « libérer la parole », pour vivre mieux, pour provoquer un débat citoyen et pédagogique, pour questionner l'exercice du pouvoir, la toute-puissance, la soumission, le silence. Peut-être ne seraient-elles pas mécontentes de constater que leur agresseur n'est plus estampillé « vu à la télé » ou « gloire de la France ». Raconter sa propre histoire, n'est-ce pas le droit minimal ? Emmanuel Macron évoque pourtant « une chasse à l'homme », cet « endroit » qu'il « déteste » et où on « ne le verra jamais ». La formule est quasi freudienne au moment où son gouvernement vient de faire voter une chasse à l'étranger.
Ces affaires signifient qu'aujourd'hui, enfin, on se défend et l'on débat. Il n'existe pas de liberté plus forte que celle de s'exprimer
A-t-on raison d'opposer la présomption d'innocence au droit de s'exprimer? À écouter certains polémistes, à entendre le président, les revendications féministes contrediraient les grands principes. C'est oublier que le féminisme est un grand principe qui revendique une égalité constitutionnellement reconnue et partie de notre devise. Le combat féministe n'a pas à craindre la présomption d'innocence ni les droits de la défense, il n'a pas davantage à redouter la prescription pénale, sur lesquels il s'appuie pour avancer, faire bouger les lignes et s'inscrire dans le temps, dans les mœurs. Le droit est le rempart du féminisme, il assure sa pérennité.
Le féminisme doit-il craindre le droit de la preuve ? Ces foutues preuves, qui nous protègent, comme les lois. Le viol est un crime de l'intime, sans témoin, qui ne laisse parfois ni séquelles physiques ni traces ADN, et dont la preuve directe est rare. Dans les années 1980, personne ne s'embarrassait de pallier ces difficultés. Le viol était un crime, mais il n'était pas judiciarisé comme tel. Les services de police ou de justice évoquaient des violences, sans mention de crime sexuel, qui restait tu. Quarante ans plus tard, bien plus de femmes composent les tribunaux. L'image est forte et peu commentée, peut-être parce qu'elle ne reflète pas la réalité de la société, mais en France, les femmes jugent les hommes. Est-ce pour cette raison que les magistrats se mettent en quête de preuves indirectes et de faisceaux d'indices qui tirent leur force de leur nombre ou de leur vraisemblance ? Est-ce pour cela que les tribunaux ouvrent doucement des brèches, se montrent plus progressistes dans la façon d'intégrer les rapports de pouvoir et de domination ? Est-ce la crainte de ce basculement qui fait parler Emmanuel Macron de cette façon ? Pour interroger ces preuves indirectes, les tribunaux continuent de se tourner vers la plaignante : a-t-elle dénoncé les faits rapidement ? S'est-elle confiée à une amie ? A-t-elle envoyé un message à un tiers ? A-t-elle changé de comportement après les faits ? Quelles ont été les ruptures de sa vie à ce moment-là ? Bref, qu'est-ce qui dans son attitude corrobore sa plainte ? C'est insupportable. C'est mettre la plaignante au centre du crime dont elle est victime, comme si elle en était à l'origine. Interroger, ce n'est pas donner la parole.
Et pourtant. Aucun chercheur, aucun juriste, aucun pays n'a trouvé mieux que le système des preuves. C'est une langue contestée, insuffisante, mais qui demeure, comme la démocratie, le pire des systèmes à l'exception de tous les autres. La justice ne dit que cette vérité prouvée, parcellaire, qui n'est pas la vérité vraie. Elle n'interroge pas la question de « croire », ne sous-tend pas « on te croit » ou pas. Le droit ne dit rien, comme les familles, les copains, les soutiens. Il ne dit même pas la vérité. Il fait cohabiter les possibles. De façon imparfaite. Les décisions du droit sont parfois le signe d'une humilité socratique. Quand il acquitte, relaxe ou prononce un non-lieu, le droit dit qu'il ne sait pas. Ce n'est que la vérité judiciaire.
Laure Heinich, autrice de La Justice contre les hommes (Flammarion, 2023).
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