La crise sanitaire, comme toute crise, est un révélateur. Pour l'essayiste Mathieu Laine, elle est une confirmation. En 2006, il avait publié "La grande nurserie" (1) où il pointait déjà le rôle intrusif de l'Etat dans nos vies privées au nom de notre bien-être. Sa propension à créer des normes protectrices réduit la liberté de choix des citoyens. Ce devoir d'obéissance a pour effet de réduire la liberté de choix des citoyens et crée autant de nouvelles occasions d'obéir.
En publiant aujourd'hui "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien" (éd. Les Presses de la Cité), ce défenseur du libéralisme constate que la situation a empiré. La gestion du gouvernement de la pandémie du Covid-19 s'est transformée en une "épidémie du Bien", raille-t-il.
L'Etat-Ubu
Ainsi, les confinements décidés d'en haut par une bureaucratie qui méconnaît le terrain, fixant des règles inadaptées voire absurdes - les attestations de sortie et leurs amendes, le choix discutable des commerces non essentiels ou encore l'autorisation d'aller au ski tout en interdisant les remontées mécaniques -, ont montré une nouvelle face de l'Etat, celle d'Ubu, ironise Mathieu Laine.
Cela masque mal les graves dysfonctionnements d'un Etat qui s'est montré défaillant, incapable de réagir rapidement aux problèmes posés par la pandémie. L'absence de produits comme le gel hydroalcoolique, les masques (inutiles au départ, obligatoires ensuite), les tests, et dans une certaine mesure aujourd'hui les vaccins, même s'il s'agit dans ce dernier cas d'un problème à l'échelle européenne, témoigne d'une grave impréparation dans le pays "qui a le meilleur système de santé du monde", comme le martèlent nos gouvernants. Conséquence : "A force de tout nous dire, de tout anticiper, de tout saisir, l'Etat nounou nous engourdit, nous déresponsabilise et, parce que le risque zéro n'existe pas, construit sa propre rampe de lancement pour pénaliser toujours plus des comportements qu'il ne manquera bientôt pas de qualifier de déviants", s'inquiète Mathieu Laine.
Même le soutien financier public pour éviter un écroulement de l'appareil productif s'accompagne d'un discours maternant qui dit vouloir protéger tout le monde en limitant l'activité des acteurs économiques sur le terrain. "Il y a des coûts cachés de l'infantilisation", met en garde Mathieu Laine.
L'Etat entrepreneur, une alternative au capitalisme?
Car l'Etat français, qui se veut entrepreneur et gestionnaire, se présente comme une alternative au capitalisme. Mathieu Laine dénonce ainsi le "nudge", improbable troisième voie, qui se présente comme la synthèse entre socialisme et libéralisme, servi par un excès de précautionnisme, dans lequel il ne voit qu'une justification intellectuelle au renforcement des pouvoirs de la bureaucratie. Pour preuve, le choix de ne recourir qu'à l'hôpital public, lors de la première vague de la pandémie est l'un des symptômes de "ce désir de tout contrôler", qui "a perdu confiance dans l'initiative personnelle, le secteur privé et l'innovation". Et parce que "le paternalisme se nourrit de précautionnisme, de sécuritarisme et d'hygiénisme", sa pente glissante est de vouloir croître, et d'aller vers une forme de despotisme.
Face à un tel danger, les valeurs de liberté ne doivent pas être débitées comme un catéchisme. "Il faut, dans une démarche qui tient moins de l'analyse "coûts-bénéfices" et plus de la compréhension de ce qu'est l'être humain et des vertus profondes de la liberté, mesurer combien le déploiement vertigineux de l'Etat nounou est destructeur, inhibiteur et paralysant", plaide Mathieu Laine.
Car ce pamphlet contre l'Etat nounou est une mise en garde. Nous pensons à tort que la liberté de l'individu va de soi dans nos démocraties. Or, elle se réduit insidieusement. Loin de faire l'apologie de l'individualisme égoïste, l'auteur libéral alerte sur l'illusion dangereuse d'une société hyper-sécurisée et de consommation hédoniste qui ne s'installe qu'au prix de l'abandon de la responsabilité individuelle de citoyen, et du renoncement à l'héritage de la tradition humaniste légué par les générations précédentes pour dériver vers cet Etat nounou étouffant.
Ce risque existentiel se retrouve précisément au cœur du libéralisme dont Helena Rosenblatt, professeur d'histoire à la City University de New York, dans "L'histoire oubliée du libéralisme" (éd. Markus Haller), retrace l'histoire dans une perspective originale en se focalisant précisément sur le mot "libéralisme".
Une idéologie "détruisant la religion, la famille, la communauté"
Dans cet ouvrage érudit et vivant, l'historienne montre que ceux qui se réclament du libéralisme ont subi, hier comme aujourd'hui, les dénonciations de détracteurs qui ne voyaient dans l'attitude libérale qu'une idéologie "détruisant la religion, la famille, la communauté", parce que ce courant serait "moralement permissif et hédoniste". Ainsi, Hannah Arendt dans "Les Origines du totalitarisme" considérait que le libéralisme était "cet enfer qui a enfanté le nazisme". De même, certains penseurs conservateurs ont affirmé que le libéralisme a ouvert la voie au communisme.
D'une certaine façon, ces critiques sont une réponse à la présentation idéalisée du libéralisme par ses défenseurs pour qui il est "la source de tout ce que nous avons de mieux : de notre conception de l'équité et de la justice sociale à la liberté et à l'égalité", alors même qu'il n'est pas lui-même exempt de préjugés, comme le rappelle Helena Rosenblatt. Il a pu être parfois "raciste, sexiste et impérialiste"!
Or son histoire est bien plus complexe. Partant de l'Antiquité, notamment des textes de Cicéron, Helena Rosenblatt montre que jusqu'à la pré-période de la Révolution française, le libéralisme - l'expression utilisée était plutôt "libéralité" - est d'abord une attitude morale, où les droits de l'individu dérivent des devoirs qu'il accomplit envers la société, devoirs fondés sur des valeurs comme "la générosité, la probité morale et les valeurs civiques". Bref, jusqu'à la Révolution française, "être libéral signifiait (...) être un citoyen généreux et soucieux de la communauté civique" parce que le libéral comprenait "le lien qui existe entre les citoyens et agir pour le bien commun".
Il n'est donc pas étonnant que le libéralisme ait entretenu un rapport conflictuel mais aussi dialectique avec la religion, en particulier le christianisme, avec laquelle il entrait en concurrence en remettant en cause le bien-fondé théologico-politique.
Mais c'est avec la Révolution française de 1789 que, selon Helena Rosenblatt, va naître le libéralisme dans son acceptation moderne qui évoluera à travers ses trois moments que sont les révolutions de juillet 1830, de février 1848 et d'octobre 1870, qui débouchera sur la Commune. Cette période est propice à l'émergence d'un important libéralisme français, sur laquelle l'influence de Benjamin Constant (1767-1830) est décisive (2). La France n'est historiquement pas le seul pays à détenir cette spécificité libérale. Il est présent en Allemagne, où le marché joue un rôle central dans un cadre fixé par l'Etat, avant son développement en Grande-Bretagne et évidemment aux Etats-Unis. Cette évolution, analysée en détail par Helena Rosenblatt, est indispensable à connaître pour comprendre le retournement du sens du libéralisme qui s'est opéré avec les changements géopolitiques dus aux deux guerres mondiales, dans le contexte de la guerre froide et la crainte du totalitarisme.
Face à l'Etat totalitaire
Un bon exemple en est le succès constant de "La route de la servitude", l'ouvrage qui a rendu célèbre l'économiste d'origine autrichienne Friedrich Hayek. Spectateur de la montée du nazisme et du communisme stalinien, il a prôné face à cet Etat totalitaire "une défense des droits et des choix des individus" à laquelle est trop souvent réduit aujourd'hui le libéralisme.
Quelques décennies plus tard, la chute du mur de Berlin conduira, après la révolution néo-libérale de Ronald Reagan et Margaret Tatcher, à transformer le libéralisme en néolibéralisme caractérisé par la puissance et l'efficacité du marché face à l'Etat et la recherche de l'intérêt individuel sur l'intérêt commun.
Paradoxalement, aux Etats-Unis, le libéralisme se situe à gauche, dans le camp des démocrates. Cette particularité est aussi une autre face importante du libéralisme, présente dès l'origine de la fondation des Etats-Unis ? Comme le résume Helena Rosenblatt : "Les Etats-Unis ont-ils été fondés afin de protéger les droits ("libéralisme") ou afin de cultiver la vertu ("républicanisme")?
De fait, des présidents comme Bill Clinton et Barak Obama revendiquent cet héritage libéral, qui sur le plan théorique a été réhabilité par la "Théorie de la justice sociale", l'ouvrage majeur de John Rawls, qui entend montrer qu'une société fondée sur l'individualisme rationnel conduit à l'État-providence.
A l'évidence, un libéralisme réduit par ses détracteurs mais aussi par certains de ses défenseurs à "une idéologie individualiste, concurrentielle et égotiste privilégiant les droits individuels" a asséché son riche héritage, et fait de lui un bouc-émissaire facile pour expliquer les crises que nous traversons.
De fait, le libéralisme est "entré dans une crise de confiance", remarque Helena Rosenblatt, notamment depuis la crise financière de 2008, qui coïncide avec la montée d'un mouvement populiste illibéral, à gauche comme à droite. Gageons que la pandémie mondiale du Covid-19 va accentuer cette tendance. Pour l'historienne américaine, la crise d'identité du libéralisme ne pourra être dépassée qu'en puisant des ressources dans sa riche histoire "pour renouer avec ses valeurs, les comprendre et les adopter", dont le fil rouge a été de joindre une idée du bien à une théorie libérale de la vertu. C'est à cette réforme que nous invite le livre d'Helena Rosenblatt.
(1) Editions Lattès, réédition en poche mise à jour en 2010.
(2) L'Institut Coppet, que préside Mathieu Laine, réhabilite ce moment libéral français en mettant à disposition des internautes de nombreux textes de cette époque.
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Mathieu Laine "Infantilisation. Cet Etat nounou qui vous veut du bien", éditions Les Presses de la Cité, 174 pages, 18 euros.
Helena Rosenblatt "L'histoire oubliée du libéralisme. De la Rome antique au XXIe siècle", éditions Markus Haller, 365 pages, 25 euros.
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