« Pour les wokistes, la fin justifie tous les moyens » (Chloé Morin, politologue)

ENTRETIEN - Ils effraient souvent, indiffèrent parfois... Les militants néoféministes ou décoloniaux constituent-ils un phénomène de gauche radicale comme un autre ? Dans son dernier livre, Chloé Morin a mesuré l’ampleur du wokisme et le danger qu’il représente pour la démocratie.
Chloé Morin.
Chloé Morin. (Crédits : © ALAIN ROBERT/SIPA)

LA TRIBUNE DIMANCHE - Le wokisme, ou « éveil », déchaîne les passions entre les extrêmes. Comment définissez-vous ce phénomène, sachant que les militants eux-mêmes n'utilisent pas ce mot ?

CHLOÉ MORIN - Il est vrai que nous sommes face à une nébuleuse de pensées, qui comprend notamment le néoféminisme et le décolonialisme. Il n'existe pas de définition qui fasse consensus dans le monde académique. Pour moi, le wokisme est une vision manichéenne, où le monde se compose uniquement de dominants et de dominés, chacun étant enfermé dans sa case étanche et sans autre perspective que le conflit. Les dominants, ce sont les hommes, l'Occident, Israël... Les dominés sont les femmes, les anciennes colonies, les Palestiniens... L'objectif poursuivi est simple : renverser les rapports de domination. Ce mode de pensée s'est installé dans les débats, dictant l'agenda médiatique grâce à une grande maîtrise des codes des réseaux sociaux et des médias d'information continue. Les activistes wokes considèrent que la fin justifie tous les moyens. Ainsi, ils n'hésitent pas à piétiner la présomption d'innocence, ou encore à intimider leurs cibles : des pièces de théâtre et des conférences ont été empêchées, la censure gagne dans l'édition et le cinéma, dans les entreprises. Par peur de représailles, de plus en plus de citoyens n'osent plus exprimer leur désaccord.

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Cette forme d'intégrisme est-elle répandue, au-delà de quelques universités ?

Les uns croient que le phénomène est en passe d'envahir tous les pans de la société. À l'opposé, les autres disent que cela reste très marginal, voire inexistant. La preuve, personne ne se revendique comme étant woke. Dans mon livre, je tente d'établir une mesure de l'audience du wokisme à travers un sondage réalisé avec Opinionway. J'ai demandé aux Français de se positionner par rapport à des affirmations typiquement néoféministes, décoloniales, etc. Résultat, 4 % sont d'accord avec toutes les idées du wokisme. C'est le noyau dur. En revanche, certaines sont beaucoup plus répandues qu'on ne pourrait le croire. Ainsi, les assertions concernant les violences sexistes et sexuelles sont largement partagées, une personne sur cinq soutient le principe de réunions non mixtes et davantage encore sont favorables à la censure d'œuvres contenant des termes racistes.

Comment expliquez-vous cette radicalité ?

On touche ici à des sujets auxquels les Français sont attachés : la lutte contre les discriminations, l'égalité, le combat contre le sexisme et ses violences. Ces causes nourrissent une forme d'impatience, notamment chez les plus jeunes. Et, pour certains, comme je le disais, la fin en vient à justifier tous les débordements, même les moins démocratiques. Notre héritage révolutionnaire ou l'exemple du trotskisme devraient pourtant nous rappeler que, lorsqu'on utilise tous les moyens au service d'une cause messianique, cela ne se finit jamais très bien... On écrase sans états d'âme la présomption d'innocence, les principes du contradictoire nécessaires à des procès équitables, l'habeas corpus, l'universalisme des Lumières... Ce sont bien les moyens, davantage que les objectifs poursuivis, qui distinguent le wokisme de la gauche républicaine et universaliste.

Ce clivage entre l'action directe et la négociation a toujours existé à gauche, depuis les mouvements ouvriers du XIXe siècle...

Les jeunes se tournent vers le wokisme parce qu'ils croient que la gauche sociale-démocrate a échoué à combattre les discriminations. Or l'égalité est au cœur du logiciel de la gauche. Le problème, c'est que le chemin emprunté par les activistes risque de disqualifier l'ensemble de ceux qui se battent pour la faire progresser. Car enfin, la question mérite d'être posée : qui profite du rejet grandissant du wokisme ? Les conservateurs et tous ceux qui disqualifient le combat pour l'égalité ! La gauche républicaine doit reprendre le dessus, regarder en face ces dérives, et s'en détacher clairement. Sinon, j'ai la certitude qu'elle ne reviendra pas au pouvoir avant de très longues années.

Sont-ils vraiment dangereux ou simplement zélés et bruyants ?

Outre le fait qu'ils pourraient condamner durablement à la marginalité le combat pour l'égalité, ils ont de nombreux effets nocifs. On juge acceptable de remplacer une injustice par une autre. On balance des noms sur les réseaux, on détruit des carrières et des réputations. Le directeur de Sciences-Po Paris, Mathias Vicherat, n'est ni visé par une plainte, ni encore moins condamné, mais on exige sa démission séance tenante au nom d'une certaine idée de l'exemplarité. Nicolas Bedos, qui n'a été ni jugé ni condamné par la justice, se voit interdire par Amazon de faire la promotion de sa série Alphonse, mais aussi, avec lui, l'intégralité du casting, de Jean Dujardin à Charlotte Gainsbourg. On censure, on efface, on intimide, on dénonce... La justice s'est construite pour mettre fin, notamment, à la vengeance privée. Et voilà qu'on revient, avec l'aide précieuse des réseaux sociaux et la complicité active de certains médias, au Moyen Âge.

S'agit-il d'erreurs d'interprétation ou de lacunes dans la connaissance du monde ?

En matière de droits des femmes, nous avons beaucoup progressé en peu de temps. Notre sensibilité accrue au sujet pousse à être toujours plus exigeants, c'est normal. Songeons qu'il y a encore dix ou quinze ans, quand une femme voulait déposer une plainte pour viol, on lui demandait si elle s'était vraiment assez débattue !

Vous soulignez aussi l'antisémitisme de la pensée woke.

Elle considère que l'État hébreu est un colonisateur, et ne tient aucun compte des circonstances de sa naissance, à savoir la Shoah. Les Juifs sont des dominants (des Palestiniens), et ne peuvent donc pas être en même temps des victimes. Donc l'antisémitisme n'existe pas, c'est un point aveugle de la pensée woke. C'est pour cela aussi qu'ils ne condamnent pas le terrorisme du Hamas. Je note aussi que le patriarcat est toujours dénoncé, sauf le patriarcat musulman. Car, pour eux, les musulmans font partie des dominés.

A-t-on échoué à transmettre les valeurs universalistes aux jeunes générations? Les parents nés dans les années 1960 ou 1970, qui ont vu chuter le communisme, ont-ils cru que le progrès irait de soi ?

 Oui, le wokisme fait partie des conséquences d'un échec de la transmission de nos valeurs et principes fondamentaux. Rendez-vous compte : au pays de Charlie, la moitié des Français pensent qu'on ne devrait pas critiquer les religions ! Or l'idée qu'il ne faudrait jamais offenser quiconque est d'une grande perversité : c'est la fin du débat public. Il y aura toujours quelqu'un pour se dire offensé par vos propos. Si le ressenti individuel devient la limite de toute expression, alors tout le monde se taira. On aboutit à une dictature horizontale.

Dans votre livre, vous racontez vos entretiens avec Marine Le Pen, Sandrine Rousseau et Édouard Philippe. Pourquoi les avoir sollicités, eux, dans votre travail ?

Nous sommes tous prisonniers du présent. Or le rôle des responsables politiques est de dessiner l'avenir. Il m'est apparu normal d'interroger deux personnalités qui pourraient un jour diriger le pays, ou encore Sandrine Rousseau, car elle est souvent cataloguée woke (à tort), avec une pensée vraiment intéressante.

Édouard Philippe estime que le wokisme disparaîtra tout seul...

Ils finiront par s'entre-dévorer à long terme. La quête d'absolu ou de pureté est infinie, il y a toujours plus pur que soi... Mais dans l'avenir immédiat, si les modérés ne s'expriment pas, les adversaires de la gauche utiliseront cet épouvantail pour disqualifier l'ensemble de ses causes. L'égalité est un cheminement, elle n'est jamais acquise. Un grand bond en arrière est possible.

PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS PRISSETTE

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Commentaires 8
à écrit le 05/02/2024 à 16:59
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Pour Israël je suis d'accord avec eux , c'est la dernière colonie occidentale , appelée a disparaitre comme toutes les autres

à écrit le 04/02/2024 à 18:22
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le wokisme est un phénomène passager révélateur de la pauvreté de la pensée intellectuelle dominée pendant des décennies par des idéologies politiques; marxiste communiste, maoïste ,trotskiste, fasciste écologiste qui aujourd'hui ne font plus rêver...

le 04/02/2024 à 22:59
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Pourquoi vous ne rajoutez pas le libéralisme ! Vous soutenez bien les subventions et les barrières douanières des agriculteurs ? A moins que vous ne souteniez les prix garanties de la LOI communiste EGALIM ?

le 05/02/2024 à 16:56
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Et néo libérale non ? Jamais ? Bref toutes les idéologies qui ne sont pas la votre ? Encore que le néo libéralisme est aussi appelé " fascisme a col blanc " ! Parce que vous trouvez que l idéologie de l Europe fait rêver ? Demandez aux agriculte...

à écrit le 04/02/2024 à 9:49
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C'est l'art de diviser tout ce pourrait se compacter, même au sein d'un individu, pour éviter toute rébellion et le vouer à une intelligence hors sol !

le 04/02/2024 à 13:36
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Pour Hitler aussi!

à écrit le 04/02/2024 à 9:31
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Mais ce wokisme passe si bien en France, parce qu´il correspond bien à la pensée historique de gauche, surtout dans le microcosme parisien intello. Qu´eux seuls auraient raison (conséquence : donc tous les autres auraient tort), donc empêchent les au...

à écrit le 04/02/2024 à 7:30
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Ce n'est que le résultat de l'incroyable énergie que passe notre classe dirigeante à nous diviser, que ce soit par groupes ou individuellement. Le gros handicape de la gauche est de générer des millions d'idées de gauche différentes ce qui fait qu'un...

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