Projet de loi immigration  : une « opportunité démocratique » manquée

Le projet de loi immigration est de retour à l'Assemblée nationale. Avec lui, une partie des citoyens confrontés à un délicat écartèlement entre appréciation affective et analyse pragmatique. Emotion et raison, intégrité et idéologie, intérêt général et exploitation électoraliste ne faisant pas bon ménage lorsque survient un sujet d'une telle complexité, le parlement n'est pas idoine pour proposer un texte « humain et responsable ». Un conseil d'experts indépendants au service d'une convention citoyenne aurait éclairé efficacement les consciences, et donc le débat. Une opportunité manquée, au détriment de la démocratie comme de la cause elle-même.
(Crédits : Reuters)

« Nous n'avons pas suffisamment écouté la population ». C'est par cette phrase lapidaire que la figure du parti VVD (Parti populaire pour la liberté et la démocratie) Dilan Yesilgöz, ministre néerlandaise de la Justice et de la Sécurité, s'est exprimée, au soir du triomphe de Geert Wilders le 22 novembre. En effet, au pays d'Anne Franck, la formation d'extrême droite Parti pour la liberté (PVV) a raflé 37 des 150 sièges de la Seconde Chambre, dominant l'ensemble des organisations rivales. Il est trop tôt pour pronostiquer la nomination de Wilders comme Premier ministre - elle convoque un accord de coalition à ce jour très hypothétique -, mais il s'agit là d'un nouveau palier franchi dans le noircissement de l'Europe. Militant d'une sortie de l'Union européenne et d'une politique anti-immigrés et anti-islam, révulsé par l'enjeu environnemental, hostile au soutien à l'Ukraine, Geert Wilders engagera l'action du gouvernement dans une bifurcation radicale. Ce thuriféraire de Vladimir Poutine ne pouvait donc que recevoir les applaudissements de Marine Le Pen, du Hongrois Viktor Orban ou de l'Italien Matteo Salvini. En attendant ceux de son modèle Donald Trump, de Jair Bolsonaro, ou du nouveau président argentin Javier Milei ?

« Trop d'immigrés en France » pour une majorité de Macronistes

« Nous n'avons pas suffisamment écouté la population ». Cette locution de Dilan Yesilgoz est centrale. Que signifie-t-elle ? Comment la traduire politiquement ? Tout parti a-t-il pour responsabilité d'appliquer aveuglément les aspirations - et les pulsions - de ses sympathisants, ou doit-il chercher à les « tirer » vers une exigence éthique qui peut être inconfortable ? Peut-il s'autoriser à exploiter idéologiquement lesdites pulsions, ou a-t-il le devoir de ne pas succomber à la tentation ? A l'heure où l'Assemblée nationale récupère le projet de loi sur l'immigration après son passage au Sénat, et où une majorité d'électeurs d'Emmanuel Macron juge « qu'il y a trop d'immigrés en France » (56% selon un sondage Elabe réalisé le 8 novembre), la responsabilité des formations politiques est plus que jamais cardinale. Or, sont-elles à la hauteur, et plus largement sont-elles compétentes pour arbitrer un dossier aussi complexe ?

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Responsabilités éthique et politique en conflit

Une partie des citoyens se considèrent écartelés entre aspiration humanitaire et réalisme politique. Ils estiment intolérable que la France puisse faire barrage à cette marée humaine venue chercher un salut loin de ses terres, chassée par les guerres, la torture, la pauvreté, les catastrophes naturelles. Ils sont anéantis par l'image de ces radeaux chavirant et déversant dans la mer des corps d'adultes et d'enfants. Ils sont attentifs aux - nombreux - témoignages d'une intégration exemplaire, aboutissement d'un itinéraire extraordinairement courageux, et qui enrichit toute la nation française. Ces citoyens ont la responsabilité éthique de le penser et de le défendre.

Toutefois, sous couvert de cette disposition empathique, peuvent-ils ignorer que les vagues migratoires soulèvent un problème pluriel : conditions d'accueil, possibilités de se former et d'exercer un emploi, mixité sociale, cohabitation ethnique et religieuse, expression de la laïcité et du dogme républicain, sécurité ? De plus, peuvent-ils démentir que moquer cette réalité fait le lit des deux formations d'extrême droite et des tenants d'une droite extrême ? Ils ont la responsabilité politique de ne pas nier ce qui contrevient à leur éthique. D'où l'acceptation d'une complexité, perturbante mais riche, à laquelle des réponses doivent être suggérées.

Instrumentalisation politique

Or celles-ci, il n'est pas certain qu'elles surgissent depuis l'échiquier partisan. Comme chaque fois que l'émotion heurte la raison, que la stratégie électoraliste l'emporte sur l'honnêteté, que l'idéologie - même respectable - aveugle la clairvoyance et le pragmatisme. Peut-on confier l'arbitrage d'une loi aussi sensible que celle sur l'immigration à une extrême droite xénophobe et qui exploite le ferment raciste d'une partie de son électorat ? Peut-on écouter une droite qui, pour espérer survivre, est déterminée à surenchérir pour s'aligner sur le RN et Reconquête ? A l'autre extrémité de l'échiquier, peut-on se fier à la Nupes, que dominent une sensibilité humanitaire sincère mais candide voire tactique, un mélenchonisme doctrinaire prêt à tout pour flatter son électorat ? Et sur l'ensemble du spectre, tous ceux, Gérald Darmanin en tête, lâchés dans l'arène de la Présidentielle 2027, sont-ils crédibles pour éclairer factuellement la population sur la réalité humaine et politique, humaine et économique, humaine et sociale, humaine et culturelle de l'immigration ? Evidemment non.

Il est donc des sujets d'une extrême sensibilité, entremêlant enjeu humain, dérive idéologique, réalisme socio-économique, qui exigent un traitement d'experts pour nourrir le débat parlementaire et, surtout, pour stimuler la conscience des citoyens. L'enjeu migratoire est de ceux-là. Sans les recommandations du Conseil scientifique, imagine-t-on la manière dont l'exécutif - et, dans une moindre mesure, le parlement, d'ailleurs marginalisé - aurait géré la pandémie Covid-19 ? Bien sûr, ledit Conseil ne fut pas irréprochable, mais qui peut douter que son expertise s'est révélée capitale pour éviter à la France une descente aux enfers bien pire ? Il en est peut-être de même du sujet de cette tribune.

Aréopage indépendant d'experts indépendants

N'aurait-on pas besoin d'un aréopage indépendant d'experts indépendants, d'obédiences variées et incontestables dans leur discipline - sociologues, médecins, ONG, démographes, économistes, anthropologues, historiens, mouvements patronaux, représentants de la police, etc. - pour guider le débat ? Mieux : plutôt qu'un référendum immédiatement politisé et caisse de résonance des pulsions - un tel recours aurait condamné en 1981 l'abolition de la peine de mort -, ce conseil le plus neutre politiquement serait au service d'une convention citoyenne, habilitée à formuler des recommandations présentées à la population et, bien sûr, aux parlementaires. Des recommandations tendant vers un but, par nature inaccessible mais noble : une politique migratoire humaine et responsable. Humaine car chaque migrant est « un » et est « une humanité » qu'il faut considérer pleinement et dans sa singularité. Responsable en miroir des réalités endogènes - d'accueil, d'intégration, d'emploi, de logements, de scolarisation, de sécurité - et extérieures - celles-ci inéluctables ; pour exemple, imagine-t-on ce qu'il adviendrait si le président turc Recep Tayyip Erdogan rompait l'accord avec l'Union européenne et ouvrait les portes du continent aux 3,5 millions de réfugiés syriens aujourd'hui parqués dans des camps ?

A qui faire confiance ?

Illustration de cette complexité décortiquée par les experts : l'AME. L'aide médicale d'Etat est appelée, selon les formations de droite et d'extrême droite, en cela soutenue par Gérald Darmanin, à être supprimée (en faveur d'une aide médicale d'urgence), au nom d'un supposé « encouragement » à émigrer vers la France. Encouragement non démontré, alors qu'en revanche les arguments en faveur de son maintien sont substantiels : le personnel soignant fait la démonstration que son retrait serait une catastrophe sanitaire (et économique, provoquée par la détérioration des  pathologies) ; un récent rapport d'information parlementaire a indiqué que les 415 000 bénéficiaires consommaient seulement 0,47% des dépenses de l'Assurance maladie (1,18 des 247 milliards d'euros en 2022) ; différents rapports de l'IGAS (Inspection générale des affaires sociales), de l'IGF (Inspection générale des finances) et de l'Institut de recherche et documentation en économie de la santé ont déconstruit la réalité avancée par LR, le RN, et Reconquête. Le système ne peut-il pas être amélioré ? Sans aucun doute. Mais quiconque ne connait rien au sujet est davantage enclin à faire confiance aux experts qu'aux idéologues.

Confiance : le mot est lâché. Celle dont l'anémie envers la classe politique vide la démocratie représentative de ses attributs. Celle dont la fragilité des citoyens vis-à-vis des experts affecte elle-même la démocratie. A qui, alors, faire confiance ?

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Commentaires 2
à écrit le 28/11/2023 à 11:26
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Entre le marteau des directives de la coalition bruxelloise et l'enclume d'une immigration provoqué pour être indésirable, on nous façonne un godemichet ! ;-)

à écrit le 28/11/2023 à 9:37
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En effet et c'était d'ailleurs les commentaires de l'équipe de Clinton après sa cinglante défaite contre Trump mais est-ce qu'ils on écouté les gens d'en bas pour autant juste après ? Bien sûr que non. Les souris votent pour les chats. Nous autres ci...

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