Asie centrale : le Grand jeu sino-russe

La Chine lance une opération de charme en Asie centrale, suscitant les inquiétudes de la Russie, qui considère la zone comme sa chasse gardée. Par Philippe Le Corre et Kemal Kirişci, chercheurs à la Brookings Institution (Washington)
Philippe Le Corre et Kemal Kirişci

En 2013, lors d'un discours devant l'université Nazarbaïev d'Astana, capitale du Kazakhstan, le président chinois Xi Jinping annonçait le lancement d'une « nouvelle route de la soie » afin de dynamiser les échanges économiques entre la Chine et l'Asie centrale. Désormais baptisé « One Belt, One Road » (OBOR), le projet a depuis gagné une certaine envergure internationale et comporte aussi bien un élément maritime qu'un volet terrestre.

Concernant ce dernier, la capitale kazakh accueillait il y a quelques semaines une conférence regroupant des responsables politiques, entrepreneurs et universitaires du monde entier autour d'un thème principal : l'avenir de l'Asie centrale. Sans surprise, c'est l'initiative chinoise qui a dominé les débats, révélant la nouvelle dynamique des grandes puissances : d'un côté, une Chine calme, ayant confiance en elle ; de l'autre une Russie agressive mais inquiète. Alors que la Chine cherche à jouer un nouveau rôle dans la constitution d'un nouvel ordre international (en consacrant des ressources importantes à son projet), la Russie semble quelque peu désemparée. Les deux pays ont beau faire partie tous les deux de l'Organisation de Coopération de Shanghai, qui regroupe essentiellement les pays d'Asie centrale, un déséquilibre apparaît clairement.

L'approche chinoise vis à vis de territoires d'Asie centrale vastes mais sous peuplés, inquiète la Russie, qui s'imagine comme le protecteur traditionnel de cette région. Le Kazakhstan, en tant que pays le plus grand et le plus riche (grâce aux hydrocarbures), est particulièrement ouvert aux initiatives chinoises. Ses dirigeants reconnaissent que le résultat de ce grand jeu est incertain. Il est en réalité sujet à de multiples défis géopolitiques.


L'opération de charme chinoise

La Chine, qui est dans une phase de séduction, insiste sur le fait que son initiative « One Belt, One Road » est un effort bénin pour accélérer le développement et la prospérité économique de l'Asie centrale. Ayant signé des dizaines d'accords avec différents pays le long de la « route de la soie », la Chine entend utiliser le « Silk Road Fund » (d'un montant de 40 milliards de dollars) et la Banque Asiatique pour les Investissements dans les Infrastructures (BAII) dont la capitalisation s'élève à 100 milliards de dollars, pour financer au moins en partie les infrastructures de « connectivité » entre la Chine et l'Europe. L'objectif de Pékin est aussi de coopérer avec la Banque Mondiale, la Banque Asiatique de Développement et la Banque Européenne de Reconstruction et de Développement (dont la Chine est membre depuis quelques semaines), qui pourraient mobiliser des réserves supplémentaires.

Le gouvernement du Kazakhstan est favorable à cette initiative dans la mesure où ce pays deviendra obligatoirement l'un des points de passage obligatoires de OBOR, et espère bénéficier d'une vague d'investissements suite à la chute des prix du pétrole et aux conséquences dues aux sanctions occidentales contre la Russie.

Lors de la conférence d'Astana, le Premier ministre Karim Massimov et d'autres responsables kazakhs ont souligné que la situation géographique de leur pays était « idéale » pour la connectivité recherchée par la Chine. En dépit de différences évidentes (taille, absence d'accès à la mer, voisins ayant des difficultés économiques), le Kazakhstan se voit en « Singapour de l'Asie centrale ». Il aspire à devenir plus qu'un couloir pour les produits chinois en route vers l'Europe. Ainsi, le gouvernement kazakh veut attirer des investisseurs pour un centre régional financier (utilisant le common law britannique), et entend créer de nouvelles zones de libre échange dans la région.

Lutte d'influence

Mais certains problèmes liés à la géopolitique de « One Belt, One Road » risquent d'émerger rapidement. La Chine a beau présenter son initiative comme un projet « gagnant-gagnant » dans tous les cas de figure, et se défendre d'avoir autre chose en tête que des intentions exclusivement économiques, le projet OBOR comporte des aspects politiques qu'on ne peut distinguer totalement de la lutte d'influence qui se développe dans la région.

Inquiétudes russes

La Russie ne cache pas ses inquiétudes quant au projet OBOR, et reconnaît le risque qu'il pose pour ses intérêts géopolitiques et économiques si les voies d'accès transitant actuellement par son territoire venaient à être supplantées. Moscou n'hésite pas à souligner sa préoccupation vis à vis des problèmes de sécurité, notamment les liens possible entre Jihadistes russes et d'Asie centrale avec des groupes extrémistes du Moyen-Orient. La Russie semble également vouloir maintenir son influence politique sur cette région.

Bien qu'elles affirment ouvertement leur enthousiasme pour OBOR, les élites Kazakhs dévoilent cependant une certaine inquiétude. Le projet chinois aurait, certes, pour avantage de sortir ce pays et ses voisins du carcan russe, mais le risque de voir un « grand frère » prendre la place de l'autre est réel.

Washington et l'Europe hors jeu

Dans ce contexte, force est de constater l'absence des Etats-Unis et de l'Union européenne. Malgré la visite de John Kerry en novembre (premier déplacement d'un secrétaire d'Etat américain depuis cinq ans), Washington n'est guère engagé en Asie centrale. Quant à l'UE, elle a d'autres priorités - de l'économie au terrorisme, en passant par la crise des réfugiés. Mais la vraie question est de savoir si l'Europe a un intérêt à soutenir « One Belt, One Road », ou même une plus grande connectivité entre la Chine et l'Asie centrale en général. A ce jour, seule une poignée de pays se sont exprimés sur le sujet, mais pas l'UE en tant qu'institution.

Le Kazakhstan est en première ligne des tentatives d'élaboration d'un éventuel nouvel ordre international. Coincée, pour le moment, entre les intérêts russes et chinois, il est difficile de savoir de quelle marge de manœuvre politique et économique la région disposera. Enfin, on ne peut savoir si les Etats-Unis ou l'Europe finiront par entrer en scène. Comme au 19ème siècle, le nouveau « grand jeu » pourrait bien se reproduire entre la Russie et la Chine, au moins dans un avenir proche. Ce qui serait plutôt un avantage aussi bien pour les Occidentaux que pour le Kazakhstan.

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