Attention à la fragmentation de l'espace numérique européen !

OPINION. Les dernières années ont mis à mal le mythe fondateur d'un réseau totalement libre, ouvert et mondialisé. Au contraire, on peut craindre l'apparition d'un espace numérique morcelé en une multitude de réseaux parallèles, parfois qualifié de « splinternet ». Par Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens, professeur à l’Université de Bordeaux.

 L'appel de Christchurch et la réunion d'une quinzaine de chefs d'États et de plus de 80 acteurs du numérique, à Paris, le 15 mai dernier, posent une nouvelle fois la question de la globalisation de la régulation d'Internet. Les dernières années ont mis à mal le mythe fondateur d'un réseau totalement libre, ouvert et mondialisé. Au contraire, elles laissent même craindre l'apparition d'un espace numérique morcelé en une multitude de réseaux parallèles, parfois qualifié de « splinternet ».

D'un côté, les géants américains et chinois concentrent l'essentiel de la valeur créée en ligne et polarisent la croissance économique au niveau mondial. De l'autre, de nombreux États, sous couvert de souveraineté numérique, mettent en place au mieux des mesures de protectionnisme économique et, au pire, de restriction de la liberté d'expression, faisant de l'harmonisation des régulations un enjeu démocratique international.

Proposer un espace digital unifié

La Chine, l'Iran, la Turquie ont, par exemple, bloqué l'accès aux grands réseaux sociaux, tandis que la Corée du Nord et Cuba ont développé des intranets locaux distincts du réseau mondial. La Russie souhaite se doter aujourd'hui d'un réseau capable de fonctionner en autonomie complète, après avoir d'abord contraint les entreprises traitant des données de ses citoyens à les ­stocker sur le territoire national, puis encadré l'utilisation des réseaux privés et des outils d'anonymisation.

Dans cet environnement de plus en plus fracturé, l'Union européenne devrait faire figure d'exemple et proposer un espace digital unifié, respectueux des libertés publiques et moteur de la croissance économique.

Pourtant, plusieurs initiatives nationales récentes, en France et en Allemagne par exemple, divisent cet environnement commun, participant à la création de cette multitude d'« internets parallèles », distincts et différenciés en raison des lois et régulations en vigueur.

Les deux pays ont ainsi décidé de légiférer chacun de leur côté en matière de lutte contre les discours de haine, retenant leurs propres règles de compétence pour en assurer la réglementation, alors même qu'un accord européen existe sur ce sujet, matérialisé par la nouvelle directive sur les services de médias audiovisuels (SMA). Le rapport de la mission dite « Facebook » sur la régulation des réseaux sociaux qui vient d'être remis au Secrétaire d'État chargé du Numérique souligne d'ailleurs à plusieurs reprises la nécessité d'une articulation européenne et le risque que des réglementations nationales fragmentent l'Europe numérique, créant un risque de conflits de normes qui, in fine, nuira à l'efficacité de la régulation.

Le projet français de taxation des Gafa va dans le même sens d'un éclatement de l'espace européen et d'un antagonisme potentiel entre les règles nationales et les normes communes aux États membres. L'annulation récente d'un redressement fiscal de 1 milliard d'euros imposé à Google par le tribunal administratif de Paris n'en est qu'une première illustration.

Plus encore, le cavalier seul fiscal français est porteur de risques pour les entreprises : la taxe qui vient d'être adoptée alourdira, de fait, le niveau de taxation des opérateurs numériques nationaux, freinant leur développement et créant des asymétries concurrentielles face à leurs compétiteurs étrangers, alors même que l'écosystème français, pourtant particulièrement dynamique, peine déjà à faire émerger des fameuses « licornes ».

Réponse globale

Cette dynamique de fragmentation de l'espace digital n'est pas une bonne nouvelle politique pour l'Europe, car elle semble illustrer un affaiblissement progressif d'une volonté suffisamment forte de régulation commune. Elle n'est pas non plus un signe économique positif, car elle ralentit encore plus la réalisation d'un marché unique du numérique, dont le retard freine chaque jour un peu plus la compétitivité du Continent.

Il y a urgence pour les États de cesser de légiférer tous azimuts et de tirer les conséquences de l'appel de Christchurch en proposant une réponse globale à des problèmes mondiaux. La prochaine Commission devrait donner enfin la priorité à une véritable Europe du numérique, qui améliore l'accès aux biens et services sur l'ensemble de son territoire, créée les conditions d'une concurrence équitable entre les acteurs, favorise l'innovation et garantit le respect des libertés publiques ; il s'agit d'un impératif à la fois économique et démocratique.

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 2
à écrit le 15/06/2019 à 15:59
Signaler
Ce que l'institut sapiens devrait comprendre, c'est que le libéralisme et la liberté ne sont pas extensibles à l'infini. Qu'avons nous aujourd'hui? Un internet européen dépendant de multinationales américaines devenues aussi puissantes que des États....

à écrit le 14/06/2019 à 8:44
Signaler
"elle semble illustrer un affaiblissement progressif d'une volonté suffisamment forte de régulation commune" Non c'est pas ça, à un moment il faut être clair et précis, c'est qu'elle est incapable de s'entendre sur la plupart des sujets qui sont ...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.