Axel Kahn, un type bien, une pensée toujours actuelle

CA A DU SENS. Le généticien Axel Kahn, décédé le 6 juillet, avait cultivé sa riche existence dans une exigence et une recherche éthiques exceptionnelles. Cette quête, il la mettait à l'épreuve de « tout » ce qui questionne « la vie bonne et les valeurs qui la fondent » : spiritualité, science, démocratie, politique, guerre, écologie, art, argent, mort... et entreprise, libéralisme, progrès. Trois items au carrefour desquels sa sagacité éclairait nombre de conflits éthiques contemporains. Nul doute qu'il aurait utilement aidé à élucider celui opposant les étudiants de l'Ecole Polytechnique à TotalEnergies.
(Crédits : Reuters)

Le conflit n'est pas récent, mais il est d'une vive acuité maintenant que les travaux doivent débuter : le centre de recherche et d'innovation TotalEnergies (ex-Total), sur les terres de Paris-Saclay, auquel s'oppose, depuis 2019, une importante cohorte d'étudiants et d'alumnis de l'Ecole Polytechnique. Des pancartes (« Hypocrisie Total »), des sondages, des pétitions mobilisent les futurs ingénieurs contre ce projet, au départ sis dans l'enceinte même de leur établissement et finalement déplacé de quelques hectomètres sous la pression. En cause, fulmine une jeunesse bien plus exigeante aujourd'hui sur le « comportement » social et environnemental des entreprises : les défaillances éthiques du géant des hydrocarbures - 19e entreprise « la plus polluante au monde » selon un rapport de l'organisme indépendant Carbon Disclosure Project publié en 2017. Et, concomitamment, une appréhension très lucide des visées du soft power et des véritables aspirations du groupe présidé par Patrick Pouyanné, déjà très impliqué dans le financement de la vie associative de l'école : séduire les talents. Lesquels, ne peut plus s'en cacher le successeur de Christophe de Margerie, tournent massivement le dos aux entreprises comme la sienne.

Mais le « cas Polytechnique » est singulier : les élèves étant sous statut militaire et soumis au devoir de réserve, quelle limite à leur liberté d'expression sont-ils sommés de respecter ? Et d'ailleurs les règles de la prestigieuse école créée il y a deux cent dix-sept ans peuvent-elles encore résister à l'évolution des émancipations individuelles et des libertés d'expression lorsque celles-ci ont pour objet le bien commun, l'exigence éthique, l'intérêt général ? Le colonel Bertrand Leduc, directeur de la formation humaine et militaire, aura tranché ; selon Le Monde, dans un mail adressé fin juin aux étudiants rebelles, il affirme que « la règle du « Je me soumets ou je me démets » s'applique en entreprise comme dans les armées ». Dilemme éthique passionnant. Au discernement duquel « il » aurait apporté une lumineuse contribution.

Honnêteté

« Il », c'est Axel Kahn, disparu le 6 juillet. Des domaines questionnant l'éthique, le généticien semble n'en avoir négligé aucun. Et en l'occurrence, ni celui de l'économie marchande, ni celui de l'entreprise, ni celui du soldat. Son exploration permanente et inépuisable de l'éthique - que nous avions parcourue dans L'éthique dans tous ses états (L'Aube, 2019) -, le président de la Ligue contre le cancer l'affectait à tous les sujets qui convoquent « la vie bonne et les valeurs qui la fondent », et surtout il savait jongler d'une prodigieuse agilité avec chacun d'eux pour le mettre en perspective, en résonance ou en confrontation avec un autre. L'« affaire » Polytechnique - TotalEnergies, il l'aurait décortiquée avec délectation, il aurait offert aux parties prenantes un éclairage holistique, argumenté, sans rien omettre des interstices même les plus inconfortables : la condition, en effet,  pour émettre un avis dépollué du poison dogmatique et idéologique. La condition pour produire un examen honnête.

Exigence

Honnêteté. Axel Kahn était riche de nombreux attributs : sa dextérité intellectuelle, son savoir - aussi bien artistique qu'historique, scientifique que philosophique -, son énergie, sa générosité et son empathie, sa fidélité et son altruisme singularisaient son exercice de la médecine et de la recherche (notamment à l'Inserm), ses responsabilités managériales (aux commandes de l'Institut Cochin, de l'université Paris-Descartes et, jusqu'au crépuscule de sa vie, de la Ligue contre la maladie qui l'a emporté), ses aventures politiques, son expérience de marcheur, la trentaine d'ouvrages publiés... et au final irriguaient une « force d'engagement » exceptionnelle, que rien ne semblait pouvoir lézarder. Pas même l'incompréhensible « irrationalité » des Français face aux vaccins qui l'effrayait et qu'il s'employa, dans son ultime combat, à déconstruire. Mais peut-être, de toutes ces qualités, l'honnêteté - arrimée à la cohérence - était la clé de voûte, parce qu'elle coiffe les plus essentielles lorsqu'on se « risque » à investiguer l'éthique, parce qu'elle décourage toute paresse intellectuelle et morale, parce qu'elle autorise à se revendiquer humaniste, parce qu'elle oblige à l'exigence.

Quelques-uns de ses terrains de prédilection constituent un éclairage saisissant du conflit entre TotalEnergies et des étudiants de l'Ecole Polytechnique.  

Réel

L'univers de l'entreprise, Axel Kahn le connaissait bien. Il avait exercé les plus hautes fonctions dans des établissements publics et avait collaboré, comme consultant, avec de prestigieuses enseignes privées. Du handicap au management, du traitement de la performance à la hiérarchisation des priorités décisionnelles, là aussi il auscultait avec « raison » et « humanité » - fidèle à la recommandation de son père, Jean, quelques instants avant qu'il ne se suicide : « sois raisonnable et humain » -, n'omettant pas que « le premier devoir d'un patron, et une condition élémentaire de son approche éthique, est de bien gérer l'entreprise, puisque la nuisance maximale des salariés est la faillite de leur employeur ». Toujours l'exigence du réel préférée au confort de l'utopie, et qui le distinguait de son ami généticien Albert Jacquard [1925 - 2013] : ce dernier pensait et agissait dans le monde tel qu'il aurait aimé qu'il fut, son confrère dans le monde tel qu'il était.

C'est cette constante recherche d'équilibre entre la rationalité et l'émotion, entre l'analyse et l'espérance, qui conférait au cheminement éthique d'Axel Kahn une telle luminosité. Et ainsi, de l'entreprise en particulier et de la société en général, il démontrait que la manière dont l'une et l'autre « prennent soin de ceux qui le requièrent » dit « beaucoup » de leur cohésion, de leur santé, de leurs ressorts, et détermine leur véritable « valeur » morale. Ceux désignant aussi bien les salariés fragiles que la biodiversité dévastée. A propos de la considération véritable des injonctions environnementales, il aimait citer le philosophe Hans Jonas [1903 - 1993], invitant à « agir de façon que les effets de notre action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur terre » : un message qui s'adressait autant à l'individu qu'à l'entreprise.

Le libéralisme devenu le péril de lui-même

De l'histoire et des propriétés du libéralisme, il était un exégète. Ce libéralisme qui, au XVIIIe siècle, faisait l'accomplissement des plus entreprenants et des plus visionnaires, a étendu deux cent cinquante ans plus tard le périmètre de ses bénéficiaires aux plus opportunistes, cupides et vicieux. Que le temps d'Adam Smith est loin, regrettait l'auteur de L'Homme, le libéralisme et le bien commun (Stock, 2013), lorsque le libéralisme préconisait le respect des droits naturels humains, l'épanouissement de l'Homme, n'oubliait « personne, et notamment pas les nécessiteux », reflétant là un « dessein éthique »... Le libéralisme est devenu ce que le recul des Etats et la rapacité mercantile ont décidé qu'il advienne. Ce qu'aussi, déplorait-il, les théoriciens de l'économie ont favorisé. « Tout individu explorant les conditions de la vie bonne questionne l'éthique de l'économie. Or il est un fait : la portée socio-éthique de l'économie est très peu présente dans les préoccupations des économistes libéraux modernes ». Et elle a contribué au dévoiement vers une « économie libérale néoclassique, en de nombreux points contraire à mes idéaux » et justifiant de « redoubler d'énergie pour faire vivre mon éthique. J'invite d'ailleurs chaque esprit critique à faire de même ». Pour espérer que le libéralisme ressuscite ses propriétés originelles et ainsi éloigne son propre spectre : convulser et devenir le péril de lui-même.

Big Brother Google

Enfin, comme thème emblématique du conflit préliminaire : le progrès. Le Progrès (avec une majuscule) sculpté par les Lumières a basculé au XXe siècle vers une utilisation ambivalente, voire antagonique, qui réalise non plus seulement l'élévation et l'embellissement de l'humanité, mais aussi son dépérissement et son anéantissement. Pour symbole, Axel Kahn convoquait l'Allemand Fritz Haber ; ses travaux sur la synthèse de l'ammoniac en firent un bienfaiteur de l'humanité et il reçut même le Prix Nobel de chimie. Mais simultanément, il les destina à la composition d'un gaz de combat diabolique, et à ce titre fut un destructeur de l'humanité. Cette schizophrénie du progrès n'a pas disparu, loin de là. Elle a pris, depuis, d'autres formes, moins spectaculaires et mortifères, mais pas moins nocives. L'allégorie de « la bête échappant à son créateur » semble même s'appliquer aux « monstres » qui polissent l'irréductible hégémonie du capitalisme numérique. « Quand je vois Google se positionner sur le front de l'éthique, j'enrage !, fulminait Axel Kahn. Cette entreprise tentaculaire combine les démarches les plus hostiles à mes conceptions éthiques du progrès. Dépositaire de données innombrables sur chacun d'entre nous, elle est le Big Brother des temps modernes. Et elle consacre une partie de sa puissance financière et scientifique à des projets de transhumanisme dans lesquels je vois un défi pour l'humain ».

Principe de réciprocité

Entreprise, libéralisme, progrès : voilà trois items qui font figure de décor au conflit TotalEnergies - Ecole Polytechnique, et auquel la grille éthique d'Axel Kahn propose une lecture critique. Critique et révélatrice de ce qui, à ses yeux, est cristallisé par l'époque : un sens - dans sa double définition de la direction et du contenu - qui tarit, une raison d'être et une raison de faire en urgence d'éclaircissement et de régénération. « Le défi éthique est immense, jugeait-il. Mais parce que l'éthique est un combat, un acte de résistance, parce qu'elle est l'exercice de la liberté et celui de la responsabilité », jamais, et cela jusqu'au ultimes instants de son existence, il n'abdiqua. « Tout n'est pas perdu, car la « vie bonne de l'Homme » sollicite un nombre infini de situations, de possibilités et d'opportunités éthiques ». Et cela, jusqu'à son dernier souffle, il en offrit une émouvante démonstration. Emouvante et stimulante. Il voulait, plus que tout, transmettre ; a-t-il su l'ampleur des trésors, en premier lieu éthiques, qu'il a « passés » à ceux qui ont su l'écouter et le lire ?
Son cadre éthique, Axel Kahn l'avait modelé autour du principe, cardinal, de réciprocité : je suis parce que je considère l'autre ; je suis humanisé par l'autre que j'humanise moi-même ; je suis ce que je suis grâce au regard que l'autre me porte ; la bienveillance que l'autre m'accorde m'institue dans mon humanité. Ainsi, il accomplit une éthique soucieuse de générosité et de justice, soucieuse de respecter ou de rendre la dignité, une éthique soucieuse de l'interlocuteur dans son individualité comme de la communauté des hommes dans son invisibilité. Une éthique soucieuse d'humaniser chacun et tous. Une éthique qui confère à son auteur d'avoir exaucé son vœu : être un type bien.
   

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Commentaire 1
à écrit le 22/07/2021 à 10:00
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" la vie bonne et les valeurs qui la fondent" Ca fait peur surtout pour les esprits libres. Puis faut voir ce que cela a donné... De mots en maux.

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