De la bonne utilisation du Droit en économie.

De la commission de Bruxelles qui régule à tout va, aux autorités américaines qui donnent trop souvent à leurs lois une dimension extra-territoriale, le droit peut nuire au développement économique. Par Bruno Alomar, économiste, enseignant à Sciences Po Paris

Les pays occidentaux ont inscrit le droit au cœur de leur modèle de développement économique. Aux Etats-Unis, première puissance économique, l'esprit d'entreprise se déploie dans le cadre de la loi, et une norme aussi fondatrice que le Sherman Act Antitrust est usuellement qualifiée rien moins que comme la « Constitution économique américaine ». Au Royaume-Uni, où la pensée économique moderne est largement née (« lumières écossaises »), la loi et le contrat sont au centre des rapports économiques, et nul n'envisage de développement sain qui ne s'effectue dans le plein respect du rule of law.

 La construction européenne, dans la tradition du libéralisme

A cet égard, la construction européenne, première tentative d'unification de l'Europe par le droit, en lieu et place de la force, dont les politiques sont pour l'essentiel économiques, s'inscrit dans une tradition clairement située, celle du libéralisme politique. Le Premier président de la Commission européenne, l'allemand Walter Hallstein, s'exprimait d'ailleurs en ces termes : « Nous continuerons à reconnaître comme l'élément qui seul garantit une unité durable la puissance du droit, la majesté du droit, et à ériger l'édifice européen sur cette solide fondation. On a souvent essayé dans l'histoire européenne d'unifier par la force, par la conquête, par l'asservissement. Mais toutes ces tentatives, ruisselantes de sang et de larmes, se sont révélées de vaines entreprises. »

 En Europe, "je régule donc j'existe"

Est-ce à dire que le droit est une panacée et qu'il constitue l'alpha et l'omega des rapports entre agents économiques ? Croire cela, c'est conférer au droit plus d'égards qu'il n'en mérite, et méconnaître les rapports parfois négatifs que le droit entretient avec l'économie. Plusieurs exemples l'attestent.

 Premièrement, le droit ne sert pas l'économie quand il est saisi par l'hubris, et devient à lui-même sa propre fin. En la matière, les excès de la surproduction normative sont connus. Aux Etats-Unis, l'évaluation des effets délétères de l'excès de droit est courante. L'Europe elle, s'est trop longtemps laissée griser par la mantra « je régule donc j'existe ». Certes, des efforts ont été faits, notamment sous la Commission Juncker, qui a décidé de renoncer à une série d'initiatives communautaires, pour se concentrer sur un nombre plus réduit de sujets. Est-ce à dire que les excès normatifs ont été corrigés à suffisance ?

Sans doute pas. Les citoyens, qui sont censés ne pas ignorer la loi, ne sont pas les seules victimes de l'excès de droit. Il y a un lien direct, rarement fait, entre la complexité de la réglementation, et la sclérose économique. Les très grandes entreprises savent généralement composer avec la complexité des lois et des règlements. Les petites et les jeunes entreprises sont, elles, souvent démunies. C'est l'une des raisons essentielles du recul de l'entrepreneuriat aux Etats-Unis, qui inquiète l'administration Obama. En France, le Conseil d'Etat, dans son étude annuelle publiée le 27 septembre, s'est à nouveau alarmé, dix ans après s'être penché sur la sécurité juridique et la complexité du droit, de la dégradation de la norme et de ses effets délétères sur l'économie.

 Trop souvent « force fait droit »

Deuxièmement, le droit ne sert pas l'économie quand il cesse d'être ce qu'il doit être, l'expression non équivoque d'un lien de confiance entre acteurs, mais au contraire la manifestation par un acteur de la force brutale. Convenons à ce propos, contrairement au souhait de JJ. Rousseau, que trop souvent « force fait droit ». L'extra territorialité en constitue un bon exemple. A cet égard, les Etats-Unis ont pris la mauvaise habitude de donner à leur droit une dimension extra territoriale, notamment en utilisant le canal du dollar américain. L'affaire BNP Paribas, qui a vu la banque sanctionnée par la justice américaine à hauteur de 8,9 milliards de dollars pour avoir utilisé des dollars américains en Iran, en constitue une illustration parmi d'autres. Ce type de comportement ne se limite pas aux Etats-Unis. Que l'on songe ici à la volonté de la CNIL, en matière de droit à l'oubli, d'obtenir de Google qu'il procède au déréférencement sur toutes les versions locales du moteur de recherches, quel que soit le lieu d'origine de la requête. Ce faisant, la CNIL entend rien moins que conférer une portée mondiale à une règle issue du droit européen, ce qui pose à l'évidence des problèmes de principes et des problèmes techniques redoutables.

 Ne pas méconnaître les réalités du terrain

Troisièmement, le droit ne sert pas l'économie s'il se déploie en faisant abstraction complète du contexte politique et culturel dans lequel les acteurs économiques inter agissent. A cet égard, le droit européen pêche parfois, tant, en dépit des précautions qu'il prend (usage de la directive qui laisse aux Etats des marges d'appréciation, principe de subsidiarité etc.) Il méconnait les réalités de terrain. Qu'on le veuille ou non, l'extraordinaire déploiement du droit européen sur le continent n'a pas permis d'égaliser les conditions juridiques en Europe, ce qui incite à regarder avec prudence les sacro saintes « quatre libertés fondamentales » de libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux. Si l'on considère par exemple l'actualité, personne ne peut croire que les conditions dans lesquelles un entrepreneur italien - quels que puissent être ses mérites - vient soumissionner à des appels d'offres au titre du Grand Paris, sont les mêmes que celles auxquelles sont confrontés ses homologues français, allemands et autres quand il s'agit de se porter candidat à un marché public à Rome ou à Naples.

 De tout ceci, une conclusion émerge : sauf à tomber dans les excès de l'ancien Régime, dont Tocqueville a dit à juste titre qu'il se caractérisait par une « règle rigide et une pratique molle », il est sans doute nécessaire de considérer de manière plus raisonnable le rôle de la norme juridique dans les rapports économiques.

Bruno Alomar est économiste. Il enseigne à Sciences Po Paris

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