Economie de guerre : comment réformer activement l'industrie de la défense française (3/4)

Alexandre Papaemmanuel propose une étude en quatre volets sur le thème "Préparer la base industrielle et technologique de défense (BITD) à une confrontation économique de haute intensité" que La Tribune va publier tout au long de cette semaine. Troisième volet : "Économie de guerre : comment réformer activement l'industrie de la défense française". Le développement de l’industrie d’armement a incarné une constante qui a depuis grandi sans discontinuer dans l’ombre de l’État et grâce à son soutien. Régulièrement, le politique veut faire évoluer cette capacité industrielle dont il est le créateur mais qui manifeste parfois une volonté propre lui échappant. Au point que l’on peut s’interroger si la BITD constitue une extension de l’État ou un fournisseur particulier au service de la stratégie de l’État ; si elle se situe encore à l’intérieur de l’État ou à sa bordure. Le terme d’économie de guerre ne tente-t-il pas, en définitive, de refonder la frontière de ce qu’est l’État ? Par Alexandre Papaemmanuel, chef du pôle défense nationale de L'Hétairie, enseignant à Sciences Po.
L'évolution de la menace, du besoin ou du contexte opérationnel doit être prise en compte par la BITD dès la phase de conception pour accueillir des évolutions par incréments/itérations (Alexandre Papaemmanuel)
"L'évolution de la menace, du besoin ou du contexte opérationnel doit être prise en compte par la BITD dès la phase de conception pour accueillir des évolutions par incréments/itérations" (Alexandre Papaemmanuel) (Crédits : DR)

La relation entre l'État et la base industrielle et technologique de défense (BITD) a toujours été sur le fil, induisant une certaine hypersensibilité et une instabilité quant à la perception du rôle, des devoirs et obligations de chacune des parties prenantes concourant à l'autonomie stratégique de la Nation. Un regard réflexif est indispensable pour hacker son industrie, l'aider à aborder l'incertitude tout en prenant conscience que son action s'inscrit dans un nous inclusif, intégrant un maillage de partenaires tout aussi stratégique et moins vocaux. Car, « il y a le nous qui détermine l'homme et le nous que l'homme détermine (Tristan Garcia, Nous, Paris, Grasset, 2016) ».

Demander à l'industrie de hacker ses programmes d'armement

La guerre en Ukraine rappelle que le terrain dicte l'usage des armements et de leur intégration dans des architectures d'emploi où des systèmes civils sont employés (drone, systèmes de communication, C2, etc.). L'évolution de la menace, du besoin ou du contexte opérationnel doit être prise en compte par la BITD dès la phase de conception pour accueillir des évolutions par incréments/itérations [Préconisation n°15]. Le concept de modularité, après s'être imposé dans les slides et les communiqués de presse, doit devenir une réalité des opérations d'armement.

En effet, la BITD doit penser ses réalisations en incrémental (ajout de fonctionnalités avec évolution de périmètre), clé pour à la fois délivrer de premières versions opérationnelles tout en conservant l'enjeu technologique à terminaison (ou pour un incrément ultérieur). Ainsi, la question du niveau d'adhérence système (plus ou moins intégré ou stand-alone) de tout nouveau sous-système doit-elle se poser ardemment pour plus de modularité [Préconisation n°15 bis].

La BITD doit également généraliser des standards itératifs (réponse progressive à un besoin exprimé à isopérimètre) en dissociant la partie ayant recours à des technologies à long cycle de développement des technologies à cycles plus courts (numérique, capteurs, logiciels, etc.) [Préconisation n°15 ter].

La mise en œuvre de ce principe doit également pouvoir se matérialiser par le détournement de certaines capacités pour d'autres usages. Ainsi des provisions financières dans le devis, pour incrément/opportunité, doivent-elles donner de la souplesse et introduire l'innovation en boucle courte au service du détournement d'un capacité pour répondre à un usage non initialement envisagé [Préconisation n°15 quater].

Une « Task Force » des hackers des opérations d'armement, mêlant public-privé sur le modèle des « complex weapon teams », doit pouvoir passer au crible les capacités opérationnelles pour envisager des usages détournés et spécifier si nécessaire des évolutions de doctrine, d'emploi ou technique [Préconisation n°15 quinquies]. Cette task force, en lien avec les travaux de la Red Team de l'AID, pourra également proposer des synergies avec les secteur civil (chassie, robotisation, gestion des stocks, logistiques, supply chain, etc.) afin de générer des opportunités rendues possibles par la dualité de certaines technologies.

Accompagner les industriels vers un soutien de crise

En se projetant dans une économie de guerre, les industriels de la BITD doivent également se projeter dans un soutien de guerre. Les différents groupements d'industriels peuvent ici être à la charnière entre État et industrie et faciliter les échanges grâce au travail collaboratif permis par les outils d'ingénierie système. Le choix d'outils de modélisations partagés pourrait être un point de convergence de l'expression du besoin en complément ou en remplacement de spécifications « classiques » [Préconisation n°16].

Le soutien pose la question des interfaces entre différents acteurs industriels, intervenant à des degrés et des niveaux complémentaires. Au-delà des solutions de contractualisation fluidifiant le traitement des interfaces (co-traitances, sous-traitances, etc.) ou des marchés d'« urbanisation des interfaces », il faudra imposer un standard de la donnée de soutien pour que l'État puisse identifier ses marges de manœuvre concrètes [Préconisation n°17].

En effet, la gestion des stocks nécessite des outils adaptés et mieux distribués pour partager la visibilité aux seuils adéquats. Cette maîtrise de la gestion prévisionnelle des stocks et les points de dépendance stratégique des supply chain doivent être imposés par l'État ou concertés et proposés par les industriels. La BITD doit pouvoir accompagner la montée en compétence de certains MOI en définissant des exigences et les moyens de conformité sur lesquels les industriels pourront être responsabilisés sur le soutien dans le respect des exigences imposée par l'économie de guerre.

Consolidation des acteurs de deuxième rang

Tout une filière nationale est à orchestrer autour de la participation de l'État. Ce dernier doit infléchir sa stratégie « capitalistique » dans le secteur de la défense car il est à la fois, acheteur et actionnaire, client et vecteur d'exportation, donneur d'ordre et contrôleur de coûts dans un écosystème aux interdépendances croisées parfois concurrentes (Naval Group est détenu à 35 % par Thales, dont le principal actionnaire est Dassault à 25 %). Aujourd'hui si les grands acteurs de la BITD sont « nationalisés », il convient d'appliquer les mêmes recettes au profit de la consolidation d'acteurs de taille intermédiaire afin que l'État soit garant d'une chaine de production « stratégique ».

Cette remise à plat s'impose car les injonctions contradictoires sont légion : conserver le contrôle industriel afin de sécuriser l'approvisionnement en équipements critiques mais en même temps développer la concurrence pour obtenir un meilleur prix ; construire des champions industriels performants tout en conservant une certaine marge de manœuvre. Position ambivalente de l'État, où le ministère des Armées négociera en gré à gré avec un industriel en position de monopole pour avoir le meilleur prix alors que Bercy applaudira les remontées de dividendes à la suite des négociations aux marges confortables. L'État doit concilier son ambition de golden boy tout en impulsant une politique industrielle de nationalisation. 

Cette consolidation d'entreprise en hautes technologies est aujourd'hui portée par des fonds d'investissement privés alors qu'elle pourrait l'être par l'État mais également par les industriels eux-mêmes [Préconisation n°18]. A titre d'exemple, le fond d'investissement KKR a conduit, par le rachat de branche d'activité à des industriels européens, à la constitution d'Hensoldt, acteur de l'électronique militaire, en joignant notamment une partie des activités d'EADS DS (Cassidian, Airbus DS, etc.) à celle Nexeya. Cette société allemande est introduite à la Bourse de Francfort à une valorisation qui atteint les 2 milliards d'euros, devenant ainsi la plus grande introduction en bourse en Allemagne en 2020.

En associant les forces d'entreprises complémentaires, Hensoldt a dégagé des synergies managériales et commerciales au service d'une plus grande compétitivité tout en étendant son marché accessible : de l'électronique militaire à la sécurisation des stades et des aéroports. Ces intégrations horizontales pourraient, sous la main de l'État ou d'acteurs industriel de défense de premier rang, dégager des économies d'échelles en normalisant l'activité support de l'entreprise, qui peut alors s'appliquer à tous les produits et gammes, entrainant une économie substantielle.

C'est pourquoi les PME innovantes de défense représentent donc des cibles de choix pour des actionnaires étrangers (Photonis, CNIM, etc.). Comme le soulignent Jean Belin, Mahdi Fawaz et Hélène Masson (« Analyse statistique des liens capitalistiques des grandes entreprises de défense européennes et américaines », février 2018), de nombreux fonds américains (Capital Group Co, Blackrock Inc, Franklin Resources Inc, Vanguard Group Inc, State Street Corp, Ameriprise Financial Inc, Capital group International et JP Morgan) sont actifs « dans le capital flottant des entreprises européennes cotées sur le marché financier ».

C'est pourquoi il s'agit de structurer les dépendances pour éviter de les subir (prises de contrôle étrangères, interdictions d'exportation) car « la maîtrise des flux internationaux de biens, services, capitaux et connaissances utiles à la BITD peut être renforcée, d'abord avec des partenaires européens, mais aussi à l'international afin de sécuriser et capter de nouvelles ressources (Paul Hérault, « La Base industrielle et technologique de défense à l'âge de la globalisation », in Revue Défense Nationale, 2015/9 (N° 784), p.95 à 100) ».

Cette maitrise passe donc par un renforcement du tissu des PME. Pour ne pas subir les actions offensives de fonds d'investissement étrangers, l'État doit soutenir prioritairement le tissu industriel des ETI et PME afin de favoriser la constitution d'ETI de taille critique aux chiffres d'affaires conséquents pour exister sur le marché international tout en permettant aux acteurs industriels de premier rang de gagner en compétitivité [Préconisation n°19]. Une action concertée public-privé peut être envisagée au service des intérêts souverains. L'action d'Olivier Dallenbach dans la cadre de la structuration de l'entreprise Chapsvision œuvre au profit d'un acteur du logiciel souverain en rachetant Bertin, Deveryware, Ockham Solutions. Elle démontre qu'une concentration peut être l'action d'acteur privé au bénéfice de l'État.

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Pour ne pas rester dans l'ambition « incubatoire », la croissance de nos entreprises technologiques passe par un financement suffisamment important et rapide, afin d'éviter que nos entreprises innovantes à fort potentiel ne fassent l'objet de rachats par les grands groupes mondiaux étrangers. L'État dispose d'actions spécifiques ("Golden Shares") au capital de certaines entreprises, de fonds d'investissements propres et de moyen de contrôler les investissements étrangers dans le capital d'entreprises stratégiques.

Cependant, il doit aller plus loin et cibler, sans s'éparpiller, un nombre restreint de biens, services et technologies stratégiques, indispensables à l'exercice souverain des politiques prioritaires à moyen et long terme. La formalisation de cette démarche dans un plan stratégique de non-dépendances industrielles pourra orienter sur le temps long la BITD sur la voie des restructuration industrielles à instruire [Préconisation n°20].

Pareille cartographie des atouts stratégiques de la France doit dépasser le capitalisme d'État, en soutenant la croissance par la mise à disposition de financements spécifiques mais également et surtout d'outils mobilisables au service des gains de compétitivité dans un marché aux contraintes désormais globales. Éthique et compliance, décarbonation, gestion d'une chaine d'approvisionnement aux chocs sont autant de lignes de fracture pour lesquelles l'État comme les acteurs de premier rang de la BITD peuvent accompagner utilement les ETI et PME.

Au-delà de l'édiction de normes mais bien par la labélisation et la mise à disposition de moyens (études et veilles règlementaires, analyse de marché, protection de la propriété intellectuelle, infra et infostructures numériques, audit de vulnérabilités, etc.) la BITD peut, grâce à une approche sectorielle fédérative, soutenir l'émergence de champions sur des marchés de niche atomisés (cyber, santé digitale, biothérapies, décarbonations de l'industrie, etc.) [Préconisation n°21]. 

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Lire ou relire les deux premiers volets de cette série d'Alexandre Papaemmanuel :

Économie de guerre : comment l'industrie de défense doit se « civilianiser »

Qui sera le prochain Elon Musk français capable d'apporter une aide vitale aux armées ?

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Liste des recommandations (Réformer la BITD)

Préconisation n°15 : L'évolution de la menace, du besoin ou du contexte opérationnel doit être prise en compte par la BITD dès la phase de conception pour accueillir des évolutions par incréments/itérations.

Préconisation n°15 bis : La question du niveau d'adhérence système (plus ou moins intégré ou stand-alone) de tout nouveau sous-système doit se poser ardemment pour plus de modularité.

Préconisation n°15 ter : La BITD doit généraliser des standards itératifs (réponse progressive à un besoin exprimé à isopérimètre) en dissociant la partie ayant recours à des technologies à long cycle de développement des technologies à cycles plus courts (numérique, capteurs, logiciels, etc.).

Préconisation n°15 quater : Prévoir des provisions financières dans le devis, pour incrément/opportunité, afin de donner de la souplesse et introduire l'innovation en boucle courte au service du détournement d'un capacité pour répondre à un usage non initialement envisagé.

Préconisation n°15 quinquies : Une "Task Force" des hackers des opérations d'armement, mêlant public-privé sur le modèle des "complex weapon teams", doit pouvoir passer au crible les capacités opérationnelles pour envisager des usages détournés et spécifier si nécessaire des évolutions de doctrine, d'emploi ou technique.

Préconisation n°16 : Le choix d'outils de modélisations partagés pourrait être un point de convergence de l'expression du besoin en complément ou en remplacement de spécifications « classiques ».

Préconisation n°17 : Imposer un standard de la donnée de soutien pour que l'État puisse identifier ses marges de manœuvre concrètes.

Préconisation n°18 : Porter, au sein de l'État ou des industriels, une démarche de consolidation d'entreprise en hautes technologies aujourd'hui du seul ressort des fonds d'investissement privés.

Préconisation n°19 : L'État doit soutenir prioritairement le tissu industriel des ETI et PME afin de favoriser la constitution d'ETI de taille critique aux chiffres d'affaires conséquents pour exister sur le marché international tout en permettant aux acteurs industriels de premier rang de gagner en compétitivité.

Préconisation n°20 : Cibler un nombre restreint de biens, services et technologies stratégiques, indispensables à l'exercice souverain des politiques prioritaires à moyen et long terme. La formalisation de cette démarche dans un plan stratégique de non-dépendances industrielles pourra orienter sur le temps long la BITD sur la voie des restructuration industrielles à instruire.

Préconisation n°21 : Établir une approche sectorielle fédérative afin de soutenir l'émergence de champions sur des marchés de niche atomisés (cyber, santé digitale, biothérapies, décarbonations de l'industrie, etc.). 

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Commentaires 5
à écrit le 04/12/2022 à 11:50
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Bonjour, Beaucoup de bla bla pour nous dire qu'ils nous faut aidée l'industrie... Bien sur , enrichir le capitalisme avec de l'argent publique payer par un grand nombres de pauvres... Personnellement , la méthode ne me convient pas du tous... S...

à écrit le 02/12/2022 à 6:50
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...de ce salmigondis

à écrit le 01/12/2022 à 19:10
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Quelle surprise !!! La "I.A." n'a pas son mot à dire ? Etonnant ! ;-)

à écrit le 01/12/2022 à 11:40
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N'oubliez pas de spécifier que tout sera branché sur I.A. et que les populations n'auront plus rien à faire ! ;-)

à écrit le 01/12/2022 à 9:08
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