« La France est menacée d’une stagnation séculaire » (par Éric Heyer)

Éric Heyer, directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques, analyse une bonne nouvelle, la hausse de l’emploi en France, et son revers inquiétant, la baisse de la productivité.
Éric Heyer, Directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques.
Directeur à l’Observatoire français
des conjonctures économiques
Éric Heyer, Directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques (Crédits : © LTD / BRUNO LEVY/DIVERGENCE-IMAGES)

La France a créé 50 500 emplois au premier trimestre dans les entreprises privées et plus de 1 million depuis la crise du Covid, nous a appris l'Insee ce mardi. La progression a de quoi impressionner : l'emploi privé a bondi de 6,6 % depuis la pandémie. Il s'agit évidemment d'une bonne nouvelle, à court terme. Or, dans le même temps, l'activité économique a évolué beaucoup moins vite. La croissance française s'est établie à 2,2 % seulement. Cet écart est une grande surprise. Il signifie que la productivité dans son ensemble recule. La perte est de plus de 4 points sur cette période.

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C'est une préoccupation majeure pour l'avenir. Dans le fonctionnement de l'économie, on produit en général davantage qu'on embauche. La productivité du pays, avant la crise sanitaire, s'élevait de 0,8 % en moyenne chaque année, grâce à l'organisation plus efficiente des entreprises, aux gains de compétence et d'expérience des salariés, aux investissements... Cette tendance permet, à terme, la hausse de salaires réels, des investissements supplémentaires et in fine de nouveaux emplois.

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Regardons cela de plus près. Les emplois créés ces dernières années sont, pour les personnes concernées, de meilleure qualité qu'autrefois. Nous avons davantage de CDI à temps complet parmi les recrutements. C'est évidemment appréciable. Il s'agit, pour beaucoup, d'emplois dans les services rémunérés au niveau du smic et peu qualifiés. Les entreprises en avaient besoin, elles embauchent à tour de bras et elles disent avoir des difficultés de recrutement, depuis 2018, à des niveaux jamais observés. On ne rencontre pas un chef d'entreprise qui n'évoque pas le sujet. Par le passé, dans des situations comparables, elles relevaient la durée du travail puis, trois trimestres plus tard, les salaires. Aujourd'hui, cela ne marche plus ainsi et c'est même l'inverse que l'on observe : une baisse des salaires réels et une perte de productivité.

L'une des explications est la mise en place par le gouvernement de très généreuses politiques de soutien à l'emploi. On comptait environ 400 000 apprentis avant 2019, on a passé la barre du million l'an dernier. Cela s'est fait à la faveur de primes qui financent la quasi-intégralité de ces emplois. L'enveloppe dépasse 20 milliards d'euros annuels. Mais les bénéficiaires sont davantage des diplômés que des jeunes sans qualification. Une autre politique a enrichi la croissance en emploi pendant la crise sanitaire : les prêts garantis. Ils ont sauvé des entreprises viables mais aussi des sociétés dites « zombies » qui auraient dû faire faillite car elles n'étaient simplement pas rentables.

Il y a, en moyenne, 55 000 défaillances d'entreprises chaque année mais il y en a eu seulement 28 000 durant la crise. On a donc préservé des emplois qui auraient disparu sans cela et maintenu en poste des salariés qui aurait pu se faire embaucher ailleurs. Ce qui explique une partie des difficultés de recrutement. Dernier point, les entreprises industrielles font de la rétention de main-d'œuvre. Les employeurs disent que les compétences sont une denrée rare, donc elles ne licencient pas. Cela se voit dans plusieurs secteurs comme l'énergie ou le matériel de transport. Par ailleurs, le taux d'absence dans les entreprises ayant été élevé après le Covid, celles-ci ont embauché pour remplacer les absents.

Une productivité en recul et une natalité en baisse

Le revers est donc un déclin de la productivité. À court terme, ce phénomène coûte cher. Les pertes pourraient être payées par les entreprises, au prix d'une baisse de leurs marges, mais ce n'est pas le cas. Elles le sont davantage par les salariés eux-mêmes, dont les revenus réels n'augmentent pas. On constate que les feuilles de paie ont moins évolué que les prix, même si un rattrapage a lieu. Surtout, l'État a lui-même pris en charge le problème à travers le déficit. Ce sont les finances publiques qui épongent les pertes de productivité, à travers les mesures que je viens d'évoquer.

Si la productivité ne se redresse pas, la France est menacée d'une stagnation séculaire. Les composantes de la croissance à long terme sont, en effet, la productivité et la démographie. Or nous avons non seulement une productivité en recul mais une natalité en baisse, avec une hypothèse de baisse de la population. C'est un mal qui concerne tous les grands pays développés, la France étant davantage touchée que les autres, compte tenu de la chute sans précédent de la productivité depuis la crise sanitaire. L'enjeu est de taille : la croissance économique permet de financer la protection sociale et en particulier les retraites. Il y va de notre cohésion nationale.

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Commentaires 6
à écrit le 13/05/2024 à 8:52
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Il n'y a pas de secret, l'environnement économique a commencé à devenir viscéralement malthusien à partir des années 70/80 (fin du fordisme, avènement du toyotisme) et c'est pour ça que les grands pays exportateurs ont arrêté de faire des enfants à c...

à écrit le 13/05/2024 à 8:16
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le constat est facile à faire et nous n’avons nul besoin d’économistes, qui certes s’améliorent au fil des crises mais partent de bien loin.; Nous n’avons plus de sociétés Leader dans la tech. et sommes devenus dépendants. Dès lors notre productivité...

le 13/05/2024 à 12:57
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Les 35h sont un faux débat que la droite brandit pour flatter son électorat essentiellement constitué d'inactifs retraités car réduire la productivité au temps de travail est une conception du 19ème siècle, depuis, il y a eu les travaux de Taylor (dé...

à écrit le 13/05/2024 à 7:24
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Qu´il n´oublie pas le poids historique de l´extrême gauche en France, intello, qui a imposé les 35 heures, et qui quand on l´écoute (voir beaucoup de municipalités de gauche) passerait même aux 28 heures. N´oublions pas les grèves perlées, pour montr...

le 13/05/2024 à 8:43
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Et à l'autre bout du spectre, il n'est pas exagéré de qualifier une bonne partie de la "vraie" droite de bagage oublié de l'occupant allemand...

le 13/05/2024 à 9:35
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Merci Patricia ; autrement dit, tout est bon pour la bonne conscience des salonnards parisiens. Y compris une Education Nationale qui fabrique plus de critiques de cinéma que de soudeurs. Avec le résultat intéressant l'hiver dernier dans nos centrale...

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