« Il faut sortir du populisme alimentaire » (par Gabrielle Halpern, philosophe, et Guillaume Gomez, chef cuisinier)

ENTRETIEN - Dans un grand entretien croisé, la philosophe Gabrielle Halpern et le chef Guillaume Gomez, ancien cuisinier de l’Élysée déplorent la déconnection entre les agriculteurs et des consommateurs et plaident pour une éducation au bien manger.
Guillaume Gomez, chef cuisinier et Gabrielle Halpern, philosophe
Guillaume Gomez, chef cuisinier et Gabrielle Halpern, philosophe (Crédits : © LTD / Frédérique Touitou)

LA TRIBUNE DIMANCHE - Les agriculteurs et la PAC ont été, parmi d'autres sujets, au cœur de la campagne des européennes. Pourquoi une philosophe et un chef cuisinier s'en réjouissent-ils ensemble ?

GABRIELLE HALPERN -  La crise agricole a agi comme un révélateur. Elle a mis en lumière l'éloignement - presque le divorce -, ancien mais tabou, entre l'agriculture et la société. Depuis longtemps, le consommateur se désintéresse de ce qu'il mange. Ceux qui cultivent, élèvent ou fabriquent ont donc sonné l'alarme ! Un écrivain japonais, Genzaburô Yoshino, écrivait déjà en 1937 : « Il est tout de même bizarre que ces hommes qui se sont donné du mal pour fabriquer la nourriture que tu manges, les vêtements que tu portes ou la maison que tu habites, toutes ces choses essentielles pour ta vie, soient tous de parfaits inconnus. » En 2024, ne sommes-nous pas tous devenus de parfaits inconnus les uns pour les autres ? L'agriculture ne peut pas être un sujet dont on parle une fois par an au moment de son Salon !

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GUILLAUME GOMEZ-  On utilise depuis quelques années le terme de souveraineté pour définir un objectif de politique agricole, comme de politique industrielle d'ailleurs. Mais à quel moment l'avait-on oublié ? Si la gastronomie française rayonne dans le monde, c'est grâce à ceux qui en fournissent les ingrédients. La nourriture nous unit et elle fait société. Les Journées nationales de l'agriculture qui ont lieu ce week-end permettent de mettre l'accent sur l'éducation, pour apprendre au plus grand nombre à mieux se nourrir, à privilégier la qualité, le local, le bio, en tenant compte du bienêtre animal, donc à mieux faire société.

La crise agricole a mis en lumière l'éloignement, ancien mais tabou, entre l'agriculture et la société

Gabrielle Halpern

Peut-on nourrir 70 millions de Français avec cela ?

G.G. Certes, nous avons besoin d'être productifs et concurrentiels. Mais pas à n'importe quel prix. On a une responsabilité collective. L'acheteur final en est le principal vecteur. Je prends l'exemple des tomates. Dans les sondages, tout le monde rejette celles qui sont cultivées hors-sol et hors saison, personne n'en veut. Il suffirait donc de ne plus en acheter pour que l'agriculture industrielle qui les produit s'arrête. Mais ce n'est pas le cas. Et qui a décidé que les cantines serviraient des nuggets-frites chaque semaine ? Qui a imposé la même chose dans les menus « enfant » au restaurant ? En France, 18 % des jeunes filles de moins de 21 ans et 17 % des garçons sont obèses. Aux États-Unis, c'est 30 %. En 2020, le diabète et cholestérol engendrent 40 milliards d'euros de remboursements pour la Sécu. Les prévisions sont terribles, cette facture grimperait à 100 milliards en 2030, selon les chiffres d'Open Agrifood.

G.H. La France va accueillir les Jeux olympiques et paralympiques. C'est une opportunité de faire rayonner notre art culinaire. Or, lors des événements sportifs, le plus souvent, on trouve des hot-dogs et des burgers... Est-ce cela, la gastronomie française ? De la même façon, les cinémas proposent du popcorn aux spectateurs ! On va me rétorquer qu'il est impossible de proposer de la blanquette, que l'on doit s'adapter à ce que les gens veulent manger... Mais cet argument est celui des démagogues. Il faut sortir du populisme alimentaire. C'est un choix politique.

La nourriture définit notre rapport au monde, elle est donc un symptôme des maux de notre époque ?

G.G. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es », disait Brillat-Savarin... McDo est le premier restaurateur de France. Ils font des efforts, ils achètent français, mais on ne changera les choses que par l'éducation. S'agissant des restaurateurs, je leur demande pourquoi ils acceptent de fournir les livreurs à domicile. C'est une facilité destructrice. On façonne les consommateurs, on en fait des êtres passifs. Les restaurants sont peut-être promis au destin des vidéo-clubs, les gens vont les oublier...

G.H. La cuisine est un miroir de nos contradictions et c'est pourquoi je m'y intéresse tant comme philosophe. Nos sociétés sont pensées de manière catégorielle : il y a les jeunes, les seniors, les personnes en situation de handicap, les start-upers, les artisans, les industriels, les agriculteurs, etc. On divise le corps citoyen en morceaux et on crée des frontières absurdes et artificielles entre les mondes. Ce faisant, on renforce les fractures au sein de notre société. Selon les époques, on parle de crise économique, sociale ou institutionnelle, mais la véritable crise que nous vivons aujourd'hui est plutôt la crise de notre rapport à la réalité, parce qu'à force de la mutiler nous passons à côté d'elle. Au bout du compte, celui qui mange rêve d'être en bonne santé mais avale n'importe quoi, tandis que celui qui produit sa nourriture ne vit plus de son travail. Il faut réconcilier les mondes, les hybrider ! C'est tout le sens de mes travaux de recherche depuis plus de quinze ans.

Les restaurants sont peut-être promis au destin des vidéoclubs, les gens vont les oublier...

Guillaume Gomez

C'est-à-dire ?

G.H. Prenons l'exemple d'un lycée agricole près d'Angers. L'idée est que la production du potager qui est sur le toit soit vendue dans l'épicerie de l'établissement par les élèves que l'on forme aux métiers de la vente. Ils auront ainsi un vrai sens du produit, de son histoire ! C'est une forme de réconciliation des mondes. On voit aussi des maires qui rachètent des fermes pour cultiver des légumes et des fruits pour les cantines. Il faut repenser tous les lieux de notre société - école, hôpital, maison de retraite, bureaux, gare -, pour que la mixité sociale ne soit pas une vaine juxtaposition sociale, mais pour que nous cessions d'être de parfaits inconnus les uns pour les autres...

G.G. C'est un choix politique, et les innovations territoriales montrent qu'il est possible d'agir. À Toulouse, il y a un élu au bien-manger, Jean-Jacques Bolzan. Dans le cadre des contrats de réciprocité inventés en 2015, la métropole échange avec le pays de Gascogne. Elle lui fournit de l'expertise, et en contrepartie la collectivité rurale fournit une part des récoltes pour les cantines.

Vous insistez sur le rôle de l'éducation. Comment faire ?

G.H. Je me suis intéressée en tant que philosophe à l'agriculture, car ce sujet rassemble tout : le rapport au corps, au temps, à la nature et à l'imprévu. Il serait opportun que tous les écoliers passent une semaine dans une exploitation agricole ! C'est une question éminemment civique : Friedrich Nietzsche n'écrivait-il pas que « tous les préjugés viennent des intestins » ? Il faut réinventer notre rapport à l'agriculture, à l'alimentation, à la cuisine.

G.G. Chaque solution dépend du lieu, de l'âge, des ressources... Tout le monde est aujourd'hui en phase pour dire qu'on a été trop loin, et les agriculteurs ont compris qu'ils avaient aussi besoin de rencontrer les consommateurs. On s'emploie à faire avancer cette cause ce week-end, avec de nombreux acteurs comme Agridemain, la plateforme Make.org et l'association de chefs Euro-Toques. Pour ma part, le président de la République m'a demandé d'œuvrer à une alimentation dite engagée dans le cadre de Paris 2024 : nous avons sollicité des chefs, des diététiciens, comme nous l'avions fait pour la Coupe du monde de rugby. Les cuisiniers avaient alors adapté les plats servis dans les stades, on avait de la bière française. Pour les JO, on a réfléchi avec Paris 2024 à s'approvisionner en local et en bio et à viser le zéro plastique quand c'est possible.

* Auteurs de Philosopher et cuisiner, Éditions de l'Aube, 2022.

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