Intelligence artificielle : il faut anticiper, réguler, rassurer, et libérer les initiatives

Il est urgent que l'Etat intègre l'IA comme un paramètre majeur de ses politiques publiques, notamment dans sa version décisionnelle, pour la mettre au service de nos concitoyens, permettant ainsi d'en maîtriser les usages et de rassurer. Par Philippe Latombe, député (Modem) de Vendée.
Philippe Latombe, député (Modem) de Vendée.
Philippe Latombe, député (Modem) de Vendée. (Crédits : DR)

Alors que les images de célébrités générées par une intelligence artificielle, mises en scène de façon décalée et trompeuse, divertissent la Toile, l'inquiétude monte : le pape en doudoune blanche, ça peut faire sourire et faire le buzz, dans un premier temps, mais dans un monde où les infox se répandent de façon difficilement contrôlée, cette capacité à créer l'illusion parfaite, cette tentation démiurgique suscitent aussi des interrogations et des peurs justifiées.

Le patron de Midjourney ne s'y est pas trompé et assume le fait d'avoir interdit aux utilisateurs de sa plateforme, sous peine de révocation de leur accès, l'utilisation de l'image de Xi Jinping, le président de la République populaire de Chine. Au Royaume du Milieu, on ne rit pas de ses dirigeants. La satire politique ne fait pas partie du corpus restreint des libertés chinoises.

L'IA Act, première pierre d'une régulation de l'IA

Or, il ne s'agit là que d'un usage créatif, et récréatif, d'une IA « génératrice », qui repousse toujours plus loin les limites entre la réalité et la fiction, pour le meilleur et pour le pire, selon l'intention de celui qui l'utilise. L'Etat doit donc se saisir de l'IA, pour la réguler. C'est une première urgence.

Sur France Info, lundi dernier, Thierry Breton, commissaire européen au Marché de l'intérieur, annonçait d'ailleurs qu'obligation serait faite par l'IA Act, le règlement qui vise à encadrer le développement de l'IA et dont le vote est prévu au Parlement européen dans le courant de ce mois, « de signifier que tout ce qui est repris de ces textes ou ces images, a été fait par une intelligence artificielle ».

Depuis le moratoire de six mois, demandé par une partie des acteurs de l'IA, les déclarations très médiatisées d'Elon Musk (pas totalement désintéressé sans doute) et de plus de mille experts, ainsi que le blocage de ChatGPT décidé par les Italiens, de nombreux pays planchent sur l'agent conversationnel d'OpenAI.

Il est vrai que la montée en puissance et en performance de ChatGPT a de quoi faire frémir les autorités par sa rapidité. Le ministre de la Transition numérique, Jean-Noël Barrot, qui n'envisage pas de suivre l'exemple italien, a décrit celui-ci comme n'étant qu'un "perroquet", et, techniquement, c'est une réalité. Mais c'est certainement sous-estimer la finesse de sa capacité à contextualiser ses écrits. En moins de dix jours, ChatGPT a produit un amendement cohérent à l'Assemblée lors du projet de loi sur les Jeux olympiques et paralympiques, et a, à l'insu du gouvernement, posé à ce même ministre une question dans l'hémicycle, mardi dernier. Eh oui ! ChatGPT fait déjà son entrée au Parlement, et ça n'a rien d'anecdotique.

L'intelligence humaine se voit challengée par sa propre création

L'agent conversationnel d'Open AI est au chatbot des plateformes de nos services publics, qui répond encore trop souvent qu'il n'a pas compris notre question, ce que le laser de découpe est au silex taillé du Paléolithique inférieur. Entre ChatGPT 3 et ChatGPT 4, la montée en compétences est considérable, plus vite que la prise en compte par les autorités de la révolution qu'il amorce. Il y a des raisons de s'en inquiéter.

Pour la première fois, l'intelligence humaine se voit challengée par sa propre création. Tout le monde se souvient de L'Apprenti sorcier, le poème de Goethe, mis en musique par Paul Dukas puis en scène par Disney : on est très content que le magicien sauve le présomptueux Mickey... Dans le cas qui nous occupe, c'est le rôle dévolu à l'Etat.

Mais cette action ne se limite pas à la seule régulation. Il est urgent que l'Etat intègre l'IA comme un paramètre majeur de ses politiques publiques, notamment dans sa version décisionnelle, pour la mettre au service de nos concitoyens, permettant ainsi d'en maîtriser les usages et de rassurer. Ce sont d'ailleurs les conclusions de l'excellente étude du Conseil d'Etat, publiée en 2022 et intitulée « Intelligence artificielle et action publique : construire la confiance, servir la performance », ce qui doit constituer les deux mantras d'une telle entreprise.

Cascade de conséquences délétères à prévoir dans le monde du travail

L'avènement de l'IA, inarrêtable, soyons lucides, va, pour le monde du travail, se concrétiser par une cascade de conséquences délétères qu'il faut anticiper, notamment en ce qui concerne les cols blancs, qui seront les plus touchés. Certaines professions vont être aidées par l'IA, mais beaucoup seront aussi challengées, voire condamnées à l'obsolescence. L'IA pourra permettre d'accélérer les procédures, de se passer de l'intervention humaine, de ne réserver celle-ci qu'aux situations où elle apporte un plus, ou est indispensable.

Lors d'un entretien récent avec le ministre de la Justice, Eric Dupont-Moretti, j'ai souhaité attirer son attention sur les impacts possibles en matière de décisions juridiques et judiciaires. Avocats et magistrats, par exemple, vont se trouver confrontés à des bouleversements considérables de leur activité professionnelle. Cela ira bien au-delà des plateformes de justice prédictive. Et ce n'est qu'un exemple parmi beaucoup d'autres domaines, comme par exemple l'utilisation de l'IA dans le domaine médical, limitant les risques d'erreur médicale.

Le monde du travail, qu'il soit public ou privé, est irrémédiablement condamné à se restructurer, à redéfinir ses composantes. Les métiers vont changer, les gens vont devoir se reconvertir, parfois changer totalement d'activité. C'est une réflexion politique à mener de toute urgence sur le monde de demain, à effectuer rapidement sous peine de voir émerger des situations de crise comparables celles des grandes mutations qu'a déjà connues l'humanité, lors des différentes révolutions techniques et technologiques.

L'avènement de l'IA entraîne de vastes chantiers politiques

De vastes chantiers doivent être lancés, notamment en matière d'aménagement du territoire, avec l'identification des nouveaux besoins, opportunités, conditions de travail et compétences requises, des questionnements sur la création de valeur, avec le développement de modes de déplacement, nouveaux eux aussi, comme les véhicules autonomes.

Concernant l'action publique, l'IA décisionnelle devrait pouvoir améliorer le temps d'instruction et la pertinence du traitement des dossiers administratifs. Les agents ainsi libérés seraient affectés à l'accueil des usagers qui en auraient besoin, afin de limiter les frustrations que pourraient provoquer un Etat-plateforme déshumanisé. Cela permettrait de limiter les coûts et de gagner en efficacité.

Enfin, les pouvoirs publics doivent encourager l'émergence d'une IA souveraine, indépendante des GAFAM et consorts, et conçue dans un contexte national qui nous est propre. L'efficacité d'une IA découle en toute logique d'algorithmes développés en adéquation avec les populations et les territoires où ils sont utilisés.

France Digitale vient de développer avec Sopra Steria un mapping des startups françaises de l'IA. Sur les 590 répertoriées, 50% sont déjà rentables ou envisagent de l'être d'ici trois ans. Le montant de leurs levées de fonds a doublé par rapport à 2021, et 80% d'entre elles appliquent l'IA à un secteur en particulier, notamment la santé (15%) ou la fintech/assurtech (près de 10%). L'Etat doit pouvoir puiser dans ce vivier pour mener à bien ce nouveau chantier. Les administrations doivent aussi revoir leurs grilles de salaires afin d'attirer en interne les talents capables de gérer de tels projets et renoncer à la culture d'un développement en silos.

Cela passe par un ministère du numérique de plein exercice, que j'ai souvent appelé de mes vœux, mais aussi par une CNIL aux prérogatives et aux effectifs renforcés, afin que soient préservées nos libertés et notre souveraineté. En résumé, utiliser, oui ! Mais anticiper, réguler et rassurer, libérer les initiatives.

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Commentaires 4
à écrit le 10/04/2023 à 11:55
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Je suis désolé pour nos deux commentateurs habituels mais l'IA est déjà une réalité .A partir d'une simple photo numérique d'un élément de carrosserie endommagé ( aile ou porte etc... ) vous pouvez obtenir un chiffrage précis du cout de remise en éta...

à écrit le 10/04/2023 à 9:23
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C'est vrai qu'il faut rapidement réguler car l'IA pourrait facilement s'attaquer à la corruption, démanteler les cartels délinquants, identifier les évasions fiscales, conflits d'intérêts et malversations...

le 10/04/2023 à 14:05
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Aucun risque que l'IA serve un jour à cela. Comme il est dit dans le texte "pour le pire et pour le meilleur"...pour l'instant. Mais très vite vous l'aurez "pour le pire et ...pour le pire". Je ne parie pas, je m'en fous, je ne serai plus là.

à écrit le 10/04/2023 à 9:03
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On se demande, pourquoi on en parle autant ? C'est déjà une "réflexion" qui demande de l'intelligence, non ? ;-)

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