L'audit européen de la libéralisation de l'électricité : un problème de mise en œuvre  ?

OPINION. La Cour des comptes européenne a publié fin janvier un rapport (*) cinglant sur les insuffisances de la libéralisation du marché de l'électricité. Mais il s'arrête quand la crise commençait à peine, au premier semestre 2022. Par Charles Cuvelliez & Patrick Claessens, Ecole Polytechnique de Bruxelles, Université de Bruxelles.
(Crédits : Reuters)

C'est l'ACER, qui regroupe les régulateurs européens, qui en prend (un peu trop) pour son grade, tout au long du texte du rapport (*) de la Cour des comptes européenne : si l'ACER avait fait son travail correctement, s'il y avait eu plus de discipline dans la libéralisation du secteur, nous n'en serions pas là. La libéralisation visait à intégrer les marchés nationaux de l'électricité grâce à l'interconnexion des bourses nationales de l'électricité et à suffisamment de capacité d'interconnexion entre les États membres pour la transformer en réalité physique.

Il y a bien eu couplage volontaire de 19 bourses d'électricité mais, pourquoi s'est-il limité à la fourniture d'électricité pour les besoins à J+1. Les autres composantes comme les marchés à terme et celui de l'équilibrage sont restées nationales. Ne comptait que l'utilisation efficace des capacités d'interconnexion quand on a imaginé la libéralisation du secteur. Cela ne suffisait pas, comme nous le rappelle l'absence de convergence des prix au niveau transfrontalier. Pourtant, le législateur de l'Union européenne (UE) a demandé que 70 % de la capacité d'interconnexion entre États membres soit disponible pour les échanges entre pays. En vain. La cour a son explication, qui surprendra : la faute au développement des énergies renouvelables intermittentes qui augmentent la congestion pour les échanges transfrontaliers. Il eût fallu une meilleure planification des capacités d'interconnexion en fonction de l'évolution attendue du mix électrique (intermittent) différent entre Etats membres. La Commission a aussi trop délégué les détails techniques de l'harmonisation des règles en matière d'échanges transfrontaliers aux régulateurs nationaux.

Analyses d'impact à vau-l'eau

Il y a eu trop peu d'analyse d'impact par la Commission : les  coûts de  la libéralisation (sa mise en œuvre) n'ont pas été évalués. Il y avait bien quelques indicateurs de suivi mais sans les définir clairement et sans valeur cible. Cette absence était patente pour les méthodes de fixation des prix de l'énergie négociée sur les bourses de l'électricité surtout dans les situations de crise. C'est la raison des profits excessifs. Autre domaine négligé: la flexibilité (l'agrégation de la demande, le stockage de l'énergie, la réduction rémunérée de la demande et la coordination entre réseaux de distribution et de transport ). La Cour des comptes pointe aussi la surveillance inefficace (de l'intégration) des marchés, compliquée par une double compétence de l'ACER et de la Commission en la matière.

Transparence

Il n'y avait pas moyen de détecter un échec de la libéralisation avant la crise, sans rapport sur l'activité de surveillance des marchés de gros par l'ACER. Un tel rapport aurait montré les entraves à l'achèvement du marché intérieur pour pouvoir lancer des actions correctives. Ces rapports sont la seule arme de l'ACER en l'absence de pouvoir d'éxecution. Aucun cadre n'existe (quelle fréquence ou quel contenu). L'ACER dépend de canaux informels pour collecter les données indispensables à sa surveillance (échanges de vue avec les experts des régulateurs nationaux, des consultations au sein des comités européens réunissant les acteurs de marché, questionnaires aux régulateurs). Eurostat, la Direction Energie au sein de la Commission ENER et l'ACER publient plusieurs flux de données mais qui diffèrent par leur taille temporelle.  Une collecte et une redistribution centralisée eût été mieux inspirée.

Absence de recommandation

Les rapports sont utiles quand ils formulent des recommandations. Il n'y a eu récemment aucun avis officiel ni à la Commission ni au Parlement européen. Quand il y a des recommandations, ils rappellent plutôt les objectifs de la politique et les obligations légales. La surveillance des réseaux de transport n'a eu aucun effet sur l'interconnexion des infrastructures électriques. Tous les deux ans, l'ACER publie  un avis dans lequel elle assure le suivi des investissements de transport transfrontaliers. Las, en 2019, la mise en œuvre de la moitié des projets d'investissement avec incidences transfrontalières accusait des retards. Il n'y a pas eu plus de surveillance comment les États membres ont établi des sanctions appropriées et comparables dans leur droit national, ni comment les régulateurs nationaux ont appliqué les textes de l'Europe.

Une surveillance avec 6 ans de retard

La surveillance des marchés, à peine en route, a été suspendue à la suite de dysfonctionnements du système informatique. Or, la majeure partie de l'électricité achetée en gros a lieu de gré à gré, un processus moins transparent, exposé aux manipulations. Le rapport qui doit notamment l'évaluer n'a plus été publié puis 2017! L'ACER doit aussi partager les informations collectées avec les régulateurs nationaux et les autres autorités compétentes (financières, concurrence) : ce n'est pas toujours le cas, surtout avec les services de la concurrence de la Commission, première concernée.  Sur les alertes que l'ACER s'est définie sur base des pratiques à risque connues, elle n'en examine que la moitié.

L'ACER a utilisé son pouvoir d'adopter des avis et des recommandations. Mais rien ne l'oblige à assurer le suivi. Leurs destinataires ne sont pas tenus de lui rendre des comptes

Manque d'indépendance

Enfin, le directeur de l'ACER dépend trop du conseil des régulateurs pour ses décisions. Il y règne la règle d'une majorité des deux tiers qui offre des opportunités de minorités de blocage car rien n'est prévu pour des conflits d'intérêt, dit la Cour, en cas de décision de l'ACER à l'encontre des intérêts nationaux d'un pays et de son régulateur.

La gouvernance de la libéralisation en prend pour son grade. On a l'impression que qu'elles eurent été les règles de fonctionnement du marché, on en serait arrivé là. Il y a aussi le rapport de force entre le côté centralisateur de la Commission et décentralisateur des Etats membres parce qu'ils restent compétents pour le choix du mix énergétique et de leur sécurité d'approvisionnement. Ne faut-il pas aussi accepter que le choix d'un mix électrique essentiellement renouvelable intermittent complexifie le modèle car il nécessite de viabiliser économiquement les colossales capacités de stockage (et des productions en back ups). Il faut se donner les moyens d'harmoniser plus de 20 marchés nationaux reposant sur autant de mix électriques différents tout en garantissant la sécurité d'approvisionnement de tous. Ce n'est pas gagné !

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(*) Pour en savoir plus : Cour des Comptes européenne, Rapport spécial sur l'intégration du marché intérieur de l'électricité. Janvier 2023.

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