L'émotion, une sourde dictature

CA A DU SENS. En cette rentrée, la fiction - les films France et Les 2 Alfred, la série Un entretien -, les travaux du sociologue Pierre Rosanvallon (Les épreuves de la vie, comprendre autrement les Français, Seuil), les réflexions de Mathieu Souquière et de Damien Fleurot (2022, la flambée populiste, Plon - Fondation Jean-Jaurès) mettent en scène ou investiguent l'émotion. Sa réalité, ses trésors, mais aussi l'instrumentalisation dont elle est l'otage, ourdie dans les champs médiatique, politique et même dans l'entreprise par les artisans du populisme et les soldats du productivisme. Ainsi prisonnière, elle devient même un danger pour la démocratie. Il faut protéger, sanctuariser et sauver l'émotion. Mais est-ce encore possible ?
(Crédits : DR)

Elle s'appelle France de Meurs. Elle est une journaliste vedette de la télévision, aux commandes de sa propre émission, qu'elle intercale d'animations plateau et de reportages - la plupart de guerre. Interprétée de manière glaçante et foudroyante par Léa Seydoux, France est une star du petit écran, dont l'obsession narcissique de puissance, d'exposition, et de performance précipite le spectateur dans le vertige. Cornaquée d'une assistante (amorale Blanche Gardin) redoutablement cynique, rien, pas même le plus indicible drame, ne la déroute de la trajectoire à laquelle l'hubris, la quête de reconnaissance et de brillance la destinent. Présenté au Festival de Cannes 2021, le film France de Bruno Dumont, en salles depuis le 25 août, fut conspué par une partie des journalistes. Il est vrai que le personnage central expose une pratique du métier écoeurante, saupoudrant les « vrais » actes de bravoure d'outrancières et révoltantes manipulations - que le Patrick Poivre d'Arvor auteur de la vraie-fausse interview de Fidel Castro ne renierait pas. Lors d'un reportage, Danièle, vulnérable épouse d'un assassin d'enfant, confie à France avoir « vécu vingt ans avec un monstre » que finalement elle ne « connaissait pas » ; mais n'est-ce pas plutôt la sémillante journaliste qui s'exhibe alors en monstre, plus exactement distillant qu'une part d'elle-même est habitée par des démons ? Ces démons, qui la détournent de l'exigence journalistique - exercer avec éthique, intégrité, discernement et sens -, sont la tyrannie des réseaux sociaux, la saveur de l'instantanéité, la tentation d'instrumentaliser, la fascination pour le sensationnalisme, in fine le désir, vénéneux, d'exister et d'« être » dans le miroir, confusant et infatué, des sujets les plus retentissants qui soient. France est l'actrice principale d'une mise en scène journalistique et médiatique certes caricaturale mais qui est une réalité, exacerbée à l'épreuve du Covid-19 : l'époque du spectacle n'épargne personne, pas même ceux - en l'occurrence journalistes, scientifiques, « commentateurs » - auxquels pourtant l'incandescent « moment » pandémique impose, plus que jamais, le double devoir de raison et d'honnêteté. France est en fait bien davantage qu'un curare pour l'information : elle est le reflet d'une civilisation ensorcelée par le virus, incoercible, de l'émotion.

Entrepreneurs d'émotions

Simultanément parait en librairies le nouvel opus de Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie, comprendre autrement les Français (Seuil). Le sociologue et historien radiographie l'Hexagone dans un prisme inédit : celui des « épreuves de la vie », qui dictent désormais les ressentis et les vécus des Français, mais aussi les manières d'exprimer leurs colères. Ces épreuves sont de trois ordres : celles baptisées de « l'individualité et de l'intégrité personnelle » - harcèlements, violences sexuelles, emprise, burn out, qui développent des « pathologies de la relation individuelle » - ; celles afférentes au « lien social » - le mépris, l'injustice, la discrimination, ces « pathologies de l'égalité » étant de « dimension collective » - ; celles, enfin, dites de « l'incertitude » - recensant les situations de crise auxquelles l'Etat-providence n'apporte pas de pansement. Ces épreuves produisent des « émotions » qui infléchissent voire transforment en profondeur la considération pour autrui et les institutions, elles font donc naître des « communautés d'émotions » qui, en riposte à la verticalisation du pouvoir, se détournent des canaux traditionnels de la démocratie représentative. Au final, elles modifient le « paysage émotionnel du pays » et « redessinent la carte du social ».

L'insensibilité des gouvernants à ce constat est criante. Emmanuel Macron aujourd'hui comme Nicolas Sarkozy hier, obsédés par l'exercice direct de la démocratie, se sont méthodiquement employés à bouleverser le fonctionnement de l'exécutif - où « est » aujourd'hui Jean Castex comme il y a dix ans François Fillon ? -, à discréditer les corps intermédiaires, à personnifier le pouvoir dans l'excès, et ainsi à devenir sourds et aveugles aux réalités du pays. Une aubaine pour les théoriciens populistes, promus « entrepreneurs du ressentiment », entrepreneurs d'émotions.


Populaires et populistes, la confusion des médias

Populisme : c'est à diagnostiquer le fléau mais, plus encore, à esquisser ses formes, ses visages, et son ampleur d'ici au prochain scrutin présidentiel, que se consacrent le consultant (et ancien conseiller ministériel) Mathieu Souquière et le journaliste Damien Fleurot (TF1 - LCI, ex-BFM et Cnews) dans 2022, la flambée populiste (Plon - Fondation Jean Jaurès), en librairies le 2 septembre. Des différents chapitres, éclairants, l'un retient particulièrement l'attention lorsqu'on le découvre au retour de la projection de « France » : Médias populaires ou médias populistes ? Et le tandem de creuser l'interrogation à l'aune d'un constat et d'une question : la courbe d'audience des chaines d'information en continue et celle du populisme progressent de concert, la concomitance n'est-elle que hasard ou induit-elle une corrélation - voire une consubstantialité ? Où il apparaît que « l'hyperverticalisation du pouvoir présidentiel » et le syndrome de la démocratie directe à la fois se nourrissent de et entretiennent une triple métamorphose, en réalité insécable et même indivisible : celle de l'exercice de l'information, celle de l'exercice du pouvoir politique - complice plus que victime -, celle de l'expression des citoyens. Toutes trois enlacées dans une danse schizophrénique ; n'est-ce pas Emmanuel Macron qui en 2017 fustigeait la « société du commentaire permanent » et trois ans et demi plus tard, en pleine crise pandémique, déplorait « l'écrasement des hiérarchies, ce sentiment que tout se vaut, que toutes les paroles sont égales » ? Et l'examen, rigoureusement documenté, des deux auteurs d'investiguer la dérive desdits médias - que l'incendie des réseaux sociaux enflamme dans des proportions définitivement nuisibles et incontrôlables - : les chaînes d'information en continu sont devenues des chaînes d'émotion en continu.


Instrumentaliser l'émotion, nourrir le populisme

Emotion : l'axe cardinal de la trajectoire de France, une clé de lecture centrale des travaux de Pierre Rosanvallon, l'humus d'une partie des médias contemporains. Et le poison du débat public ; parce qu'elle disqualifie la parole raisonnée, la parole sage, la parole nuancée, parce qu'elle étouffe la parole qui respecte, la parole qui doute, la parole qui réunit, parce qu'elle discrédite la parole qui écoute et la parole qui construit, l'émotion à ce point paroxystique aliène les esprits critiques, arase sans discernement la valeur des opinions - celle d'un scientifique chevronné est égale à celle d'un obscur imposteur -, hystérise l'échange, étrangle la possibilité de dialoguer, claque la porte aux rencontres. Et elle enterre nombre de vœux ; le vœu d'une éthique du débat public, le vœu d'une démocratie régénérée, le vœu de réconcilier une société morcelée et antagonisée, sont, pour l'heure, inexauçables. L'émotion ambiante est inflammable, et sa capacité éruptive est proportionnelle à l'incapacité politique, sociale, médiatique, éducationnelle de la canaliser.

Eprouver puis exprimer une émotion traduit un degré intime d'autonomie, d'émancipation, de réalisation de soi, d'accès à la sensibilité qu'il faut, bien sûr, avant tout applaudir. Et notamment lorsqu'elle essaime, diffuse et rassemble. Mais c'est justement parce qu'elles sont « trésor » que les émotions des individus puis leur concrétisation collective exigent d'être entendues et respectées, examinées et cautérisées. L'émotion qui s'indigne, pleure, et hurle doit être tout aussi audible, tout autant considérée que l'émotion qui créée, rit et jouit. L'émotion ne peut continuer d'être jetée en pâture de prédateurs - mercantiles ou populistes - qui l'instrumentalisent et la mystifient, elle ne peut demeurer un appât livré aux crocs aiguisés des rapaces du bien commun. C'est la démocratie même qui est en danger. C'est l'une de nos principales libertés : fabriquer et éprouver l'émotion, qui est en péril.


Le bonheur en entreprise, la supercherie

Cette émotion, enfin, comment l'entreprise s'en empare-t-elle ? Vaste sujet. Si l'on se concentre sur l'une des formes de l'émotion, le bonheur, rien ne vient distinguer les dérives de certaines entreprises de celles énoncées ci-avant. Pour preuve, l'avènement d'une fonction inédite, celle de chief happiness officer, ou responsable du bonheur. L'entreprise se veut bienveillante et se sent investie de chouchouter le corps social, de favoriser son bien-être à coups d'événements internes et d'attentions individualisées. Elle réaménage les locaux et développe des services (massages, yoga, salles de détente et de jeux, méditation, conciergerie, conseils multiples, etc.), elle créée artificiellement une porosité entre émotions personnelles et émotions professionnelles, elle veut faire croire à l'interdépendance du travail et du bonheur, elle veut se montrer à l'origine d'une émotion... tout cela, personne n'est dupe, est destiné à « fidéliser » - plus précisément à assujettir - les salariés, à accroître la productivité. Et, comme le détaille la sociologue Danièle Linhart (CNRS et Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris), à maquiller la « détérioration du contenu du travail », à dissimuler les « contradictions profondes qui sont au cœur du modèle managérial moderne », au final à s'affranchir du plus déterminant de ses devoirs : considérer la « professionnalité » des salariés, c'est-à-dire « respecter leurs compétences, leurs expériences, leurs métiers ». Et, faut-il ajouter, leur humanité.

Une telle immixtion de l'entreprise dans le champ de l'émotion est-elle moins répréhensible que celle dont médias et politiques déviants se rendent coupables ? Quand elle le veut, l'entreprise « aussi » peut être populiste. Le savoureux Les 2 Alfred (toujours en salles) ou la troisième saison de l'excellente série Un entretien, diffusée sur Canal +, en témoignent. Dans cette dernière, Benjamin Lavernhe campe un DRH, placardisé au rang de directeur du bonheur. On y rit beaucoup. Souvent jaune. Ou quand la fiction - celle de France, des frères Podalydès ou du sociétaire de la Comédie-française - met en relief, malheureusement, la réalité. L'émotion ne devrait autoriser aucune manipulation.










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Commentaires 2
à écrit le 03/09/2021 à 6:16
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Trop tard, beaucoup trop tard ... revenir en arrière est impossible car c'est l'un des piliers de la nouvelle civilisation occidentale que les élites sont en train d'imposer aux populations, particulièrement depuis 2020.

à écrit le 02/09/2021 à 21:16
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Hou là un film qui se met la moitié des journalistes à dos vaut le coup rien que pour cela surtout avec Léa Seydoux habituellement adoubée par eux-mêmes.

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