L'État, Uber et l'argent d'Uber

[ Et si on disruptait la fonction publique ? ] La Fondation Digital New Deal, think tank du numérique, s'attache à éclairer la société et à proposer aux décideurs des pistes concrètes pour faire face à la nouvelle donne technologique. À l'heure où Emmanuel Macron va accélérer la réforme de l'État avec la remise des propositions de la mission "Action publique 2022", la Fondation publie un nouveau rapport sur "le service public citoyen". Dans ce cadre, Clément Bertholet, haut fonctionnaire, et Laura Létourneau, responsable de l'unité Internet ouvert à l'Arcep, plaident pour que l'État s'appuie sur la multitude - citoyens, ONG, startups, PME, grands groupes - pour co-construire les services publics du XXIe siècle.
Laura Létourneau, responsable de l'unité Internet ouvert à l'Arcep, et Clément Bertholet, haut fonctionnaire.
Laura Létourneau, responsable de l'unité Internet ouvert à l'Arcep, et Clément Bertholet, haut fonctionnaire. (Crédits : DR)

Qu'est-ce qui nous choque vraiment lorsque l'on apprend que le ministère de l'Intérieur abandonne son application d'alerte attentat SAIP au profit de partenariats avec Facebook et son remarquable Safety Check, Google et Twitter ? Lorsque l'on réalise qu'en Chine, les hôpitaux se basent déjà sur WeChat pour la prise de rendez-vous des patients ou l'envoi des résultats d'analyse ? Que, demain, l'orientation professionnelle pourrait être prise en charge par LinkedIn et sa fabuleuse base de données, et l'audiovisuel public abandonné au profit de YouTube et de Netflix ?

Rien, pour les pragmatiques. L'essentiel, pour d'autres. La perte des valeurs même du service public sur des sujets aussi cruciaux que la santé, l'éducation ou la sécurité au profit de celles d'entreprises dont l'aiguillon est par essence lucratif. À raison ? Avec son programme Free Basics déjà largement déployé, Facebook donne à des populations déconnectées un accès gratuit à un certain nombre de sites Internet. Générosité en trompe-l'œil : la firme ne se contente pas d'inciter à utiliser son réseau social, elle enferme les citoyens dans son propre Web et va à l'encontre du principe de neutralité du Net. Quoi qu'il en soit, les deux camps partagent certainement le sentiment d'une course perdue d'avance, d'un monde dans lequel viendra toujours poindre une nouvelle startup plus agile, plus innovante, plus séduisante, plus en capacité de faire mieux qu'un État aujourd'hui immobile et poussiéreux.

Le meilleur des deux mondes

Si nous ne voulons pas de leur ubérisation, les services publics se doivent d'être excellents, sans quoi l'écart entre ce qui sera proposé par les acteurs privés et l'administration sera tel que les citoyens feront le choix des premiers.

Et si cette menace permanente était le formidable déclencheur de la modernisation tant attendue de l'État, à laquelle il faudrait simplement donner la bonne direction ? Car ce ne sont peut-être pas les services publics tels qu'ils sont rendus aujourd'hui qui nous tiennent à cœur, mais bien les valeurs d'intérêt général qui leur sont associées.

Prenons le meilleur des deux mondes, Uber et l'argent d'Uber, l'efficacité et la défense du bien commun. Faisons des pires ennemis de l'État aujourd'hui, ses meilleurs alliés demain. L'État doit s'appuyer sur la multitude - citoyens, ONG, startups, PME, grands groupes - pour co-construire les services publics du XXIe siècle, dans un cadre de valeurs jugées acceptables par la communauté. Il doit profiter de toutes les innovations créées en externe par des organisations intrinsèquement plus agiles que lui et les mettre au service de l'intérêt général. À la manière d'Amazon Web Services ou de l'App Store, l'État doit devenir une « méta-plateforme », c'est-à-dire une plateforme de plateformes « satellites » qui gravitent autour de lui. L'App Store ouvre son code aux développeurs d'applications et prend en retour 30% de commission sur toutes les transactions financières réalisées par ces plateformes : non seulement peu importe celle qui sera choisie par le marché in fine (Uber, Heetch, Chauffeur Privé), Apple gagne à tous les coups en s'affranchissant de la loi des usages ; mais il profite en plus de toute l'innovation créée en externe par les apps pour devenir extrêmement attrayant quasiment sans effort, juste en ayant rendu son code adressable.

La production du service public ne doit plus être l'apanage des seuls fonctionnaires, mais reposer bien plus sur la multitude de ceux qui peuvent y contribuer. C'est la démarche suivie par Pôle emploi dans son partenariat avec Bayes Impact. C'est le ministère de l'Éducation brésilien qui choisit de « faire skyper » les élèves avec des retraités américains pour leur apprendre l'anglais. C'est l'Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques et des postes, ndlr], le gendarme des télécoms français, qui lance sa revue stratégique et en profite pour repenser complètement la nature de son action.

Avant de passer au « comment », le régulateur a commencé par se questionner sur le « pourquoi », en revenant à sa raison d'être fondamentale. L'Arcep a accouché de son manifeste : afin qu'Internet demeure une infrastructure de libertés (d'expression, d'accès au savoir, d'innovation etc.), le rôle de l'Autorité sera de veiller à ce qu'il se développe comme un bien commun, c'est-à-dire qu'il réponde à des exigences fortes en termes d'accessibilité, de neutralité et de performance. Les travaux du régulateur autour de ce dernier aspect sont emblématiques du pivot qu'il a depuis réalisé.

Qualité et neutralité des services

Avant d'améliorer la performance d'Internet, il faut d'abord pouvoir la mesurer. Historiquement, le régulateur produisait ses propres mesures de qualité de service sur quelques lignes ADSL, câble et fibre, déployées par les principaux opérateurs dans le but unique d'y réaliser les tests Arcep. Ce dispositif, coûteux et très peu représentatif de l'expérience réelle, avait omis que les utilisateurs possédaient tous un ordinateur capable de lancer lui-même des mesures... et que certaines entreprises l'avaient déjà bien compris ! En mettant à disposition des consommateurs une app de test de débit dont elles collectent les résultats, ces plateformes possèdent des données bien plus nombreuses et réalistes que celles d'un dispositif dédié.

Le régulateur aurait pu choisir de lancer sa propre application de test en crowdsourcing. Au lieu de ça, il a décidé de monter des partenariats avec les outils existants, souvent plus connus des consommateurs (et potentiels testeurs) que lui. Le deal ? Les outils s'engagent à respecter les bonnes pratiques édictées par l'Arcep (méthodologie de test, déontologie, etc.) en l'échange de l'accès à une API [interface de programmation, ndlr] bientôt mise en place par les opérateurs télécoms dans leurs boxes sous l'impulsion du régulateur. Cette API leur donnera accès à de multiples informations (débit théorique promis au consommateur, etc.), qui, croisées avec la mesure du débit réel, leur permettront de publier des résultats nettement plus intéressants pour le régulateur comme pour les consommateurs qui aimeraient faire de la qualité de service un réel critère de choix de leur abonnement Internet.

À la manière de l'App Store, l'Arcep ouvre une API à des plateformes sous condition : celle de respecter des critères qui garantiront la qualité et la neutralité du service (public) rendu. Cette API contractuelle, ou plus largement ce pacte entre public et privé, est l'émergence d'une délégation de service public d'un genre nouveau. Actuellement, lorsque l'État souhaite déléguer, il publie un cahier des charges d'une centaine de pages détaillant précisément les différents moyens que devra mettre en oeuvre le gagnant en l'échange d'une rétribution. À l'ère du numérique, l'État métaplateforme doit au contraire passer des accords qui démultiplient son action grâce à la créativité et la flexibilité d'un essaim d'innovateurs externes. La monnaie d'échange (souvent non financière) doit s'adapter aux spécificités de chaque partenariat et chercher à répondre à la question de la maîtrise et aux enjeux de souveraineté associés : comment l'État garde-t-il le contrôle ?

Dans les rangs de la fonction publique, le numérique est souvent vu comme un moyen de faire des économies. C'est en réalité bien plus : sans nier que le numérique permettra sûrement une rationalisation nécessaire des dépenses, il sera surtout l'opportunité pour les fonctionnaires de co-construire le service public avec la société et de se libérer des lourdeurs de la gestion administrative pour renouer avec efficacité à ce qui les anime : la défense de l'intérêt général.

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Clément Bertholet, haut fonctionnaire, et Laura Létourneau, responsable de l'unité Internet ouvert à l'Arcep, sont coauteurs de "Ubérisons l'État ! Avant que d'autres ne s'en chargent" (ed. Armand Colin, 2017, 216 p., 22 euros).

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Commentaires 5
à écrit le 26/06/2018 à 14:39
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Il me semble que ce que vous décrivez existe depuis longtemps. Cela s'appelle la délégation de service public. Mais pour bien déléguer il faut savoir contrôler. Et le problème vient surtout du recrutement des hauts fonctionnaires. Il faudrait les rec...

à écrit le 26/06/2018 à 11:22
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Du beau bullshit de technocrate. Si l’état choisi de s’appuyer sur une application du privé, cela signifie donc également qu’il va obliger l’intégralité de ses citoyens à livrer leurs données personnelles à une entité privée pour bénéficier d’un se...

le 27/06/2018 à 8:45
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Ceux qui détestent les grèves des fonctionnaires vont être impressionnés par les chantages des grands groupes qui n'nont qu'une seule vocation : accumuler un maximum de "pognon dingue" pour le distribuer à leurs actionnaires (et on ne pourrait pas le...

à écrit le 26/06/2018 à 10:30
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C'est beau comme une tele novela bresilienne!

à écrit le 26/06/2018 à 9:10
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Si déjà les plus riches de ce pays payaient des impôts peut-être que nos services publics fonctionneraient mieux ? Pourquoi personne ne se pose jamais de question dans ce sens ? Parce que nombreux sont les acteurs à lier leurs intérêts à la compr...

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