L'intelligence artificielle n'a rien inventé

Le rôle croissant joué par l'intelligence artificielle (IA) dans notre vie quotidienne fait peur. A tort, car les problèmes qu'elle pose étaient présents dés le début. En revanche, les performances des ordinateurs permettent des développements techniques qui étaient jusqu'alors limités. Par Hugues Bersini, Institut de Recherches Interdisciplinaires et de Développements en Intelligence Artificielle, Université libre de Bruxelles et Charles Cuvelliez, Secure (centre de recherche en cybersécurité), Université libre de Bruxelles.
Charles Cuvelliez et Hugues Bersini.
Charles Cuvelliez et Hugues Bersini. (Crédits : DR)

Vous faites peut-être partie des heureux élus qui se sont fait doubler sur l'A13 par une voiture du futur, avec un conducteur...qui ne conduisait pas. Ce sont les tests de véhicule autonome de Renault, avec sa Symbioz Demo. A côté des 6 voitures autonomes Renault qui roulent depuis 2016, PSA, en a 12, avec 150.000 km de conduite tandis que Valeo a lancé les siennes place de l'Etoile[1]. Etourdissant? Sauf pour les chercheurs dans ce domaine qui savent bien que tout ce qui fascine aujourd'hui était écrit dans les premières lignes de code de l'intelligence artificielle (IA) naissante. Seules les performances des microprocesseurs ne suivaient pas. Et c'est l'IA inconsciente, le deep learning, qui en a le mieux tiré profit.

Mais l'IA est plus vaste : il y a aussi l'IA consciente. Avec elle, l'apport humain est encore important (et, de ce fait, elle fait moins peur). Et avant l'IA, il y avait même l'automatique, une branche de l'ingénieur, faite pour accomplir seule des tâches complexes pour autant qu'il suffise de coller à toute une série de critères à optimiser mais sans imprévu.

Depuis longtemps, les ordinateurs battent les meilleurs joueurs aux jeux de société les plus complexes mais la méthode pour y arriver a évolué: cela s'est terminé en apothéose avec Alphago qui a battu le meilleur joueur du jeu de go. Les premiers ordinateurs qui jouaient aux échecs avaient une touche humaine pour pallier les limitations des performances des microprocesseurs. On leur expliquait l'importance des pièces, qu'une tour valait plus qu'un cheval, etc. C'est un chemin moins aventureux comparé à l'IA inconsciente où on laisse des Alphago jouer les uns contre les autres au hasard, d'infinies parties en compilant les victoires, en retenant les meilleurs coups. C'est bien l'augmentation des performances des ordinateurs qui permet de se passer du coup de pouce humain.

Voiture autonome

On aurait pu concevoir une voiture autonome sur les simples règles de l'automatique avec des critères comme : consommation, durée du trajet, éviter des obstacles, sans accélération ou décélération brutale, optimiser le confort des passagers. Mais conduire à Paris, en heure de pointe, ne permettrait de respecter aucun de ces critères. C'est alors que vient l'IA et ses deux stratégies d'apprentissage, consciente (avec un apport humain) et inconsciente. La première sera une imitation de la conduite humaine, après avoir enregistré des milliers d'heures de conduites de conducteurs triés sur le volet. On prélève ce que les capteurs extraient de ces conduites, les meilleures actions entreprises par ces conducteurs d'élite, et on les reproduit. La seconde stratégie, « inconsciente », n'essaie même plus de reproduire les conducteurs vertueux. On laisse les voitures autonomes ajuster par essais et erreurs la conduite automatique, en tentant de reproduire le plus fidèlement possible les situations de conduite sur simulateur informatique.

Traduction automatique

Les progrès dans la traduction automatique ont suivi la même évolution avec, d'abord, un compagnonnage humain : une analyse syntaxique et grammaticale comme préalable, imposée par les concepteurs, la même que celle que nous avions au cours de français. Avec la masse de données aujourd'hui disponible sur les réseaux, ce n'est plus nécessaire. Il suffit que la phrase à traduire ait déjà été écrite et traduite un jour, pour que le logiciel reprenne et adapte la traduction proposée à l'époque par un humain. Ces deux IA, dans la conduite et dans la traduction, reflètent la distinction connue des psychologues entre les processus conscients du cerveau, lents, séquentiels, assez laborieux, et ceux inconscients, automatisés, parallèles, quasi-réflexes où notre cerveau excelle.

Pourquoi cette peur, même des scientifiques ?

Nous vivons le succès spectaculaire de l'IA inconsciente, qui se passe de nous, parce qu'elle peut se servir de la force brute des ordinateurs et des données abandonnées sur Internet et autres réseaux sociaux. Nos cerveaux n'ont pas la chance de l'IA qui ne se pose pas de question : la complexité et le caractère inhabituel de certaines situations, l'absence de données à notre disposition à ce moment, notre incapacité à les traiter en masse, nous oblige à sortir de nos recettes inconscientes, à retomber sur notre conscience laborieuse, à la recherche de nouvelles solutions (par la simplification, par découpe du problème, à la recherche d'analogie). Acceptons-le : les meilleures règles décisionnelles ne proviennent plus de l'explication d'un expert humain. Elles sont découvertes automatiquement, par l'IA inconsciente, à partir des nombreux cas présents dans la base de données qui de la banque, dans le cas d'un crédit, qui, bientôt sans doute, de l'hôpital pour l'examen d'une radio.

Oui, une procédure d'apprentissage automatisée mais nourrie jusqu'à saturation par les données expérimentales peut pallier les déficiences décisionnelles si ces décisions ne reposent que sur l'expertise humaine. Si notre cerveau avait accès à des masses de données et pouvaient les traiter comme l'IA aujourd'hui, nul doute qu'on procéderait comme elle. On n'y trouverait rien à redire. Mais voilà, l'homme a évolué depuis des millions d'années dans un monde où les données étaient rares, peu exploitables. Notre manière de décider a alors privilégié la rapidité et s'est fait une raison de la rareté au point de confondre le facilement imaginable et le hautement probable. L'IA compense les nombreux angles morts cognitifs de notre cerveau, affronte la complexité, les faits inhabituels qui échappent à notre intelligence mais pas à l'IA quand les données sont là.

De nouveaux objets de science?

Rien de bien neuf, ni de bien sorcier donc dans l'IA inconsciente ou deep learning. Elle nous fait peur car elle privilégie la qualité des résultats à la manière d'y parvenir. Or la science exige une explication de la démarche, des étapes et des modèles mis en œuvre. Si les sciences exactes se détachent de l'ingénierie, c'est bien dans leur exigence de compréhension. Elles se doivent de comprendre autant que de prédire. Et si les nouvelles méthodes de l'IA inconsciente devenaient tout simplement de nouveaux objets de science alors ?

L'IA nous fait aussi peur parce qu'elle va détruire les emplois, autre thème chaud à Davos, sauf que le MIT[2] s'est amusé à comparer les prévisions de pertes (ou parfois de gains) d'emploi dues à l'IA. Il y en a autant que d'études qui se sont penchées sur la question....

[1] Voir les Echos du 11/2 : Voitures autonomes : les tests sur route ouverte se multiplient dans l'Hexagone

[2] Every study we could find on what automation will do to jobs, in one chart (There are about as many opinions as there are experts), by Erin Winick  January 25, 2018, MIT Technology Review

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Commentaires 3
à écrit le 15/02/2018 à 20:40
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Imaginez un instant qu’un taré pirate un véhicule autonome à distance ?

à écrit le 15/02/2018 à 14:54
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IL faut qu'on m'explique en matière de voiture autonome comment un individu qui ne conduit pas pourrait réagir efficacement en cas de défaillance de l'automobile. Le fait de ne pas conduire nous plonge forcément dans une léthargie, actuellement n...

à écrit le 15/02/2018 à 12:41
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C'est pas l'IA par lui même qui fait peur mais son utilisation par un esprit malade! C'est comme les armes feu!

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