La vie sans taux

OPINION. « Si les taux d’intérêt ne remontent pas maintenant, ils ne remonteront jamais ». Comme une ultime provocation au bon sens économique, les taux sont donc repartis à la baisse. (*) Par Karl Eychenne, stratégiste et économiste.
(Crédits : DR)

Ce qui est en train de se produire sur les taux d'intérêt est absolument extraordinaire et pourtant extrêmement banal. Extraordinaire car les taux restent proches de zéro alors que l'on nous promet l'hyperinflation, la surchauffe économique, et la fin des politiques monétaires ultra-accommodantes. Banal car les taux nous font le coup à chaque fois depuis près de 10 ans maintenant, frémissant un instant avant de s'émousser.

Pourtant, cette fois on y a vraiment cru, et à vrai dire on y croit encore un peu. Quand on a pas les faits, il faut au moins la foi. Mais quand même, on est désormais plus proche de retourner sa veste que du pisser contre le vent. Certes, la palinodie est pratiquée sans vergogne en finance de marché, où le droit à l'erreur y est heureusement imprescriptible. Mais quand même l'erreur grotesque interroge : « comment avons-nous pu nous tromper à ce point » ?

Quand on a pas d'explications, on cherche un coupable. Et en finance, il n'y a pas besoin de chercher bien loin : le Banquier Central et sa politique monétaire ultra-accommodante. Il faut dire qu'il l'a bien cherché. Un exemple tout frais, vendredi dernier le Banquier Central américain devait nous annoncer un véritable quantitative turn : un calendrier prévoyant la fin progressive de sa politique de rachats d'actifs. À la place, on eut juste droit à quelques mots sur de moindres rachats à venir, pas de calendrier, une piqure de rappelle sur l'inflation transitoire qui devrait finir son transit, et « ne me parlez surtout pas de remontées des taux d'intérêt directeurs ».

Il faut dire que depuis 2008 et la crise des Subprimes, la terre est hostile, le terrain est miné. Le Banquier Central ne peut plus se contenter de réciter sa leçon, de jouer sa partition monétaire de lutte contre l'inflation indésirable. Son public a évolué, plus exigeant, plus fin, il a appris à apprécier l'ère des taux zéros. Certes, l'Homme de la finance n'a rien d'un mélomane. Mais il a bien saisi la nuance entre une valse des prix et une syncope inflationniste. L'investisseur connait la musique donc, mais cela ne lui suffit plus, il veut être réenchanté ! Un seul moyen : le Banquier Central doit faire évoluer son pianisme.

Le pianisme du Banquier Central

Désormais, la technique est nécessaire mais n'est plus suffisante. Le pianiste Banquier Central doit faire preuve de virtuosité, mais surtout être vertueux, pour parler comme l'iconoclaste Ivo Pogorelich. Puisque le fait économique glisse entre les doigts du Banquier Central, il faut alors qu'il rehausse le réel d'un ton : qu'il imagine (Bachelard). C'est ce que font les Banquier Centraux depuis 2008 et la crise des Subprimes. On appelle cela le passage de la politique conventionnelle à la politique non - conventionnelle, ce qui chez le pianiste sera vécu comme le passage du clavecin au piano-forte.

Les potentialités sont alors démultipliées, le toucher du Banquier Central y devient déterminant, une nouvelle ère de l'agogique monétaire ! Fini la lecture austère et rigoriste (Jean - Claude Trichet, Bach...), désormais place au fantasque et à l'audace (Mario Draghi, Keith Jarrett...). En langage de politique monétaire, cela donne des rachats d'actifs massifs, des taux d'intérêt parfois négatifs, et surtout ce que l'on appelle la forward guidance : « je ne prévois rien mais je vous promets tout, par exemple que je maintiendrai les taux proches de zéro, jusqu'à preuve du contraire... ».

Les taux bas ne sont-ils bas que pour ces raisons-là ? Les misologues avertis se contenteront de cette explication de bon sens. Mais tout comme ces histoires qui font peur aux enfants, il en existe plusieurs versions. Si vous êtes plutôt macro, vous y verrez un excès d'épargne et un manque d'investissement : quand la demande de capitaux est supérieure à l'offre, elle est prête à accepter un rendement faible. Si vous êtes plutôt micro, vous y verrez des anticipations poussives et un tempérament bougon : croissance faible, fuite du présent, aversion pour l'incertain... Et puisque tous ces gens vivent sur la même planète, probablement sont-ils en train de parler de la même cause, chacun avec leurs lunettes, mais sans y voir très clair pour autant.

Peut-être faut-il alors se rendre à l'évidence. Il nous faut apprendre à vivre sans taux. Peut-être les taux resteront bas, quasi-nuls, inexistants, puisque les raisons nécessaires et suffisantes à les faire monter ne le sont plus. Les taux ne mesurent plus rien du tout, ni l'envie, ni le temps : la clepsydre est cassée.

La vie sans taux sera-t-elle difficile à vivre ? Difficile à prévoir...

Les marchés d'actions et du crédit se retrouvent un peu dans la peau du jeune célibataire. Ce dernier peut éprouver une forme d'excitation naturelle à l'idée de n'être plus contraint par l'exercice du taux sans risque, d'ordinaire véritable force de rappel sur tous les actifs risqués. En effet des taux d'intérêt élevés inhibent tout écart de conduite en termes de prise de risque de l'investisseur.

Mais si les taux sont bas, voire inexistants, les actifs risqués se retrouvent tout seuls dans l'areine, où l'on ne fait alors plus bien la différence entre les « tout est permis » et les « quoi qu'il en coûte ». La prime de risque se mue en déprime de risque, ce qui n'a rien de péjoratif mais incarne alors une forme de quiétisme hébété de l'investisseur, se retrouvant enfin débarrassé de ces concepts d'incertitudes, de risque de défaut ou de pertes, tellement encombrants mais tellement nécessaires.

Tantôt bas, les taux bas furent certainement salutaires. Mais que faut-il penser lorsque les conditions semblent enfin réunies pour retrouver des niveaux plus décents, et que rien ne vient ? Puisque l'on n'agit pas par décret sur la croissance économique ou sur les préférences des agents, il reste alors la seule action du Banquier Central pour redonner vie aux taux. Il est encore trop tôt, probablement. Mais le temps passe, et la nuance entre prudence et pusillanime se fait plus ténue.

« Ainsi Pyrrhus est immobile comme un tyran en peinture ; Et, restant neutre entre sa volonté et son œuvre, Il ne fait rien ». Hamlet.

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Commentaire 1
à écrit le 30/08/2021 à 16:23
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Oui on peut continuer de voir l'économie telle qu'on nous l'a enseigné mais ça devient particulièrement compliqué comme vous le démontrez ou bien on peut se dire que dirigeants politiques et économiques étant étroitement liés du fait de notre système...

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