Le pragmatisme est devenu une lèpre

CHRONIQUE. L'art de la politique cède désormais la place à des décisions neutres, apeurées, et que l'on se glorifie à qualifier de « pratiques ». Par Michel Santi, économiste (*).
(Crédits : DR)

« Un homme ayant des convictions est un homme qu'il est difficile de changer », écrivait Léon Festinger dans L'échec d'une Prophétie.

« Exprimez-lui votre désaccord et il s'en ira. Montrez-lui des faits ou des chiffres et il mettra en doute vos sources. Appelez-en à sa logique et il réfutera votre argumentation ».

De fait, tandis que la plupart d'entre nous sommes ouverts à toutes sortes de conseils et d'avis dans le cadre de notre vie pratique, nous nous raidissons dès lors que nos croyances politiques, idéologiques, sociétales, écologiques ou religieuses sont remises en cause, ou même simplement abordées. C'est en effet notre identité, et jusqu'à notre positionnement social, qui nous semblent contestés dès lors que des concepts, que des idéaux, voire que des préjugés, auxquels nous sommes attachés se retrouvent même superficiellement controversés.

La tentation du nihilisme

Pourtant, la vraie question est : à quoi la liberté de nous exprimer - conquise après des siècles de luttes - nous sert-elle encore aujourd'hui si nous n'avons rien d'intelligent ni de constructif à apporter au débat ? A quoi la liberté d'association - pierre angulaire de notre démocratie - nous sert-elle encore si nous ne nous sentons aucune vocation, si notre obsession est de nous impliquer le moins possible, bref si nous plus rien ne nous touche ? Et à quoi nous sert encore notre liberté religieuse, voire notre conviction athéiste érigée en philosophie et en protestation par Voltaire, si nous ne voulons plus croire en rien et à rien ?

La politique n'échappe évidemment pas à ce nihilisme, car il ne sert plus à rien de voter à droite ni à gauche, à ces mouvements ayant banni les idées et les idéologues au bénéfice des technocrates dont la seule préoccupation est de régler les problèmes, en d'autres termes la gestion au jour le jour. Le pouvoir de l'intellect, l'appétit de création, la force d'entraînement alimentée par une vision de l'avenir qui ont jadis donné leurs lettres de noblesse à la politique cèdent désormais la place à des décisions neutres, apeurées, et que l'on se glorifie à qualifier de « pratiques ».

Nous avons échangé l'idéologie contre le pragmatisme qui est devenu une lèpre ayant tout ravagé sur son passage. Nos démocraties dites «libérales» revendiquent donc leur fadeur et regardent avec grande suspicion - voire avec mépris - l'émergence de toute idée nouvelle. «Le progrès, nous disait Oscar Wilde, est la réalisation des utopies», mais nous manquons cruellement de penseurs et d'intellectuels ayant le cran d'affirmer leur utopie, ou qui osent seulement nous expliquer quelles seraient nos alternatives. Il convient donc d'appeler de nos vœux la crise qui - au sens littéral dans le grec ancien - signifiait «séparation», «cassure». Que cette crise nous force à des choix fondamentaux, qu'elle convertisse ce qui était politiquement impossible en politiquement inévitable.

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(*) Michel Santi est macro-économiste, spécialiste des marchés financiers et des banques centrales. Il est fondateur et directeur général d'Art Trading & Finance.
Il vient de publier « Fauteuil 37 » préfacé par Edgar Morin. Il est également l'auteur d'un nouvel ouvrage : « Le testament d'un économiste désabusé ».
Sa page Facebook et son fil Twitter.

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Commentaires 6
à écrit le 29/04/2021 à 0:10
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Ce message est entendu par tous ceux qui ont des valeurs ancrées ( intégrées) ce n’est pas le cas de ceux qui ont délocalisé les entreprises pour éviter le dialogue sociale en Europe , pourquoi payer plus en offrant moins + 1 bol de riz ? La mondial...

à écrit le 28/04/2021 à 17:31
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Mais mon pauvre Michel, c'est le propre de tous les mots en -isme d'être des lèpres. Referons nous au dictionnaire de l'académie, si pragmatique existe dès la première édition (c'était féminin et avec une fessée pour les adeptes qui aiment ça), le p...

à écrit le 28/04/2021 à 15:25
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Ce monsieur, dont il m'est arrivé d'apprécier les contributions, aurait mieux fait de s'abstenir. Nous avons sur les bras l'utopie européenne, et je ne crois pas qu'il soit envisageable d'enlever cette lubie de la tête de notre président. Mais dans s...

à écrit le 28/04/2021 à 11:26
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Nous sortons d'un dogmatisme pour en construire un autre, pour les uns, c'est le moyen des "réformes" qui est utilisé, de l'autre, c'est le coté "pratique" qui prévaut!

à écrit le 28/04/2021 à 9:25
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Bof... Voltaire et Rousseau, ceux sont des républicains. On voit où mène la république: une société sans âme et sans repères. La liberté évoquée est une liberté payée par la noblesse, le tiers-état et le clergé au profit de la bourgeoisie. La bourgeo...

à écrit le 28/04/2021 à 9:16
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Je ne suis pas d'accord avec vous sur le fait que les idéologies aient disparu c'est juste qu'il n'y en a plus qu'une seule, le néolibéralisme à savoir l'Etat au service des riches. Nietzsche avait prévu cela dès la création de l'Etat voyant l'Etat s...

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