Les alliances dans la grande distribution, un levier de pression sur les fournisseurs à l’efficacité limitée

OPINION. Les rapprochements entre enseignes ne permettent pas de saisir les dimensions non économiques des négociations annuelles sur les prix. Par Anaïs Boutru, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
(Crédits : Eric Gaillard)

Le modèle de la grande distribution alimentaire semble aujourd'hui en crise. Trois explications peuvent être avancées. Premièrement, la standardisation de l'offre répond mal à l'évolution des attentes en termes de services et d'expériences, plus personnalisés et digitaux. Deuxièmement, la logique de croissance de la grande distribution physique s'épuise car l'e-commerce ne cesse de prendre des parts de marché (+ 3,3 points en 2020 par rapport à 2019). Enfin, la concurrence par les prix s'est renforcée de manière féroce et la rentabilité des enseignes s'érode.

Pour ralentir la perte de marge, minimiser leurs coûts et faire perdurer leur utilité, les distributeurs mettent alors une pression plus importante sur leurs fournisseurs pour obtenir de meilleurs prix d'achat, notamment lors des négociations commerciales qui se déroulent depuis début décembre et dureront jusqu'à fin février.

Or, un des moyens d'y parvenir consiste à former des alliances aux achats. Soumises à une autorisation préalable de l'Autorité de la concurrence, l'institution gardienne de la structure concurrentielle des marchés, une dizaine de centrales unissant des enseignes concurrentes de la grande distribution française sur l'activité de négociation commerciale ont ainsi été mises en place en depuis 2014.

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Principales alliances aux achats dans le secteur de la grande distribution française depuis 2014. Auteure.

La formation d'une alliance aux achats constitue donc moyen de renforcer une forme de pouvoir en faveur des enseignes et aux dépens des fournisseurs. Cependant, ces alliances apparaissent comme un levier finalement fragile pour établir le rapport de force.

Performance contestée

En effet, elles se caractérisent par une instabilité chronique et une performance souvent contestée qui alimentent la recherche depuis plusieurs décennies. Et, si le domaine des achats est souvent considéré comme le champ d'application privilégié de ce type d'alliance pour créer de la valeur, dans ce secteur comme dans d'autres, leur taux d'échec demeure de l'ordre de 50 %.

De nombreux facteurs ont été soulignés pour expliquer cette tendance. Récemment, leur complexité a notamment été identifiée pour expliquer l'instabilité des alliances en général. Notre travail de thèse permet en outre d'apporter un nouvel éclairage sur les alliances dans les achats et les difficultés rencontrées. Nous mettons en effet en évidence que la négociation commerciale n'est pas une simple transaction, mais une activité dont les dimensions processuelle et sociale nécessitent d'être intégrées à sa compréhension.

Selon la définition du chercheur René Darmon, la négociation commerciale correspond à

« Un processus impliquant deux ou plusieurs parties qui envisagent la possibilité d'échanger des biens et des services pour une contrepartie généralement financière ; impliquant des risques plus ou moins importants pour chacune d'elles ; les objectifs et les intérêts des parties sont plus ou moins divergents, chacune des parties dispose au moins d'une certaine latitude pour échanger des informations, faire des propositions, accepter ou refuser les propositions de l'autre partie en vue de converger vers un accord pour établir ou maintenir une relation commerciale à court ou à plus long terme, jugée préférable au statu quo par chacune des parties impliquées ».

En additionnant leurs bases achats, les enseignent cherchent premièrement à faire jouer l'effet volume. Cette stratégie de massification a pour but de négocier, en contrepartie, des réductions de prix additionnelles. La transparence des conditions commerciales des partenaires constitue le second levier.

En effet, si les enseignes concurrentes ne sont autorisées à partager aucune information au sujet de leurs politiques commerciales, elles ont le droit, dans le cadre de ces « super centrales », de comparer leurs niveaux de remises pour tenter de négocier un alignement contractuel et tarifaire (c'est-à-dire les réductions de prix définies par la convention de partenariat annuelle et celles au niveau des prix de chaque produit).

Liens sociaux

La négociation commerciale ne se réduit donc pas à l'obtention d'un prix ou d'un contrat. Si l'on peut effectivement distinguer plusieurs types de remises négociables, leur enchevêtrement, leur périmètre d'application et la variété des services rendus en contrepartie constituent un amalgame d'informations que les négociateurs d'une alliance aux achats doivent démêler pour être en mesure d'utiliser les leviers de transparence et de massification. Les échanges de propositions, de contre-propositions des acteurs des différentes parties animent alors ce processus multidimensionnel.

La négociation se comprend donc comme une pratique dans laquelle l'historique relationnel des acteurs individuels, la confiance au niveau personnel mais aussi inter-organisationnel et les enjeux de l'interaction sociale sont tout à fait cruciaux. Autrement dit, les liens unissant distributeurs et fournisseurs sont bien sûr économiques (les distributeurs achètent des biens aux fournisseurs pour les revendre aux consommateurs et générer une marge commerciale), mais aussi sociaux.

En effet, considérer la complexité technique et le caractère foncièrement relationnel de la négociation commerciale, l'activité génératrice de synergies dans le cas d'une alliance aux achats, permet de montrer qu'il n'y a pas d'automatisme dans la fixation d'un prix d'achat mais des professionnalismes, ou plutôt des acteurs professionnels qui se rencontrent et décident - ou non - de s'engager dans un projet commercial commun. La négociation, au-delà de l'idée reçue d'un simple rapport de force, constitue justement le moyen de le construire.

The Conversation ____

Par Anaïs Boutru, Docteure en Sciences de gestion et du Management, Université Paris Nanterre - Université Paris Lumières.

Géraldine Schmidt, professeure des Universités en Sciences de Gestion à l'IAE Paris-Sorbonne, a supervisé la rédaction de cet article.

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Commentaire 1
à écrit le 02/02/2022 à 8:56
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C'est quand même caractéristique de l'effondrement de nos systèmes, tandis que dans les années 70 ans chaque ville moyenne avait plusieurs grossistes qui s'enrichissaient, dorénavant il n'y a plus que quelques milliardaires qui en profitent du commer...

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