Prix alimentaires : négociations explosives entre la grande distribution et les fournisseurs

La loi visant à garantir une juste rémunération des agriculteurs introduit de nouvelles contraintes dans les négociations annuelles entre distributeurs et fournisseurs de marques nationales. La tension, aggravée par le contexte inflationniste, fait craindre un bras de fer particulièrement long et dur. Alors que la question du pouvoir d'achat est au coeur des préoccupations des Français et de la campagne présidentielle, le dossier est explosif : Décryptage.
Giulietta Gamberini
Sur un point l'ensemble des maillons de la chaîne semble s'entendre: l'application entière d'Egalim 2 ne sera possible que si les prix de vente des aliments sont revalorisé en rayon aussi.
Sur un point l'ensemble des maillons de la chaîne semble s'entendre: l'application entière d'Egalim 2 ne sera possible que si les prix de vente des aliments sont revalorisé en rayon aussi. (Crédits : Reuters)

Le rituel se répète chaque année. Entre le début de l'automne et la fin de l'hiver, les grands distributeurs et leurs fournisseurs négocient les tarifs et les conditions générales de vente des produits des marques nationales proposés en rayons. Ces négociations sont régies en France par la loi, qui exige la signature, sous peine d'amende, d'une convention générale de vente avant le 1er mars. Chaque acteur espérant préserver ou même augmenter ses marges, elles sont toujours tendues. Elles le sont cette année plus que jamais. Deux facteurs aggravent la pression sur l'ensemble des parties autour de la table : la loi Egalim 2 et l'inflation.

Adoptée par le Parlement en octobre 2021, Egalim 2 introduit une nouvelle contrainte de taille pour les conventions signées après le 1er janvier 2022 : elle rend non négociables la part des tarifs des industriels correspondant aux coûts des matières premières agricoles, à leur tour découlant de contrats souscrits entre l'agriculteur et son premier acheteur pour au moins trois ans. Trois options sont offertes aux fournisseurs pour déclarer ces coûts. L'objectif est de garantir aux agriculteurs une "juste rémunération", en complétant la "loi alimentation", dite "Egalim", de 2018, qui n'y était pas parvenue.

L'inflation record des derniers mois, elle, pèse sur tous les maillons de la chaîne, et vient compliquer la mise en œuvre déjà délicate de cette loi exigeante adoptée juste à la veille des négociations annuelles. Sans compter la crise sanitaire et la période électorale, qui aiguisent les tensions et faussent parfois les échanges. Résultat : une situation de grande incertitude, où un texte législatif considéré comme très dirigiste risque finalement d'être ébranlé par la loi du marché, et où chaque partie redoute d'en payer les frais.

Les industriels craignent d'être pris en étau

Les industriels, notamment, clament haut et fort leur inquiétude. L'inflation fait en effet grimper l'ensemble de leurs coûts de production. "A l'échelle du groupe, en 2021, les seuls emballages et ingrédients nous ont coûté 160 millions d'euros de plus que prévu. Si nous tenons également compte de l'augmentation des prix de l'énergie et des salaires, ainsi que de l'amélioration de la durabilité des emballages, nous estimons que nos coûts globaux ont crû de 8-10%", calcule par exemple Lactalis. Des augmentations qui les laissent souvent dans l'impasse.

"Beaucoup de nos produits ne sont  pas transformés, voire sont labellisés AOP : pour en réduire les coûts de fabrication, nous ne pouvons pas miser sur une modification des recettes. Et en 20 ans, le prix de notre produit iconique, le Camembert Président, n'a pas augmenté", explique le groupe laitier.

Après presque une décennie de déflation de leurs tarifs et de dégringolade de leurs marges (de 53% en 2008 à 38% en 2018, selon La Coopération agricole), les industriels insistent donc cette année sur le caractère inévitable des hausses qu'ils réclament aux distributeurs.

"En 2022, en imaginant que le prix du lait augmente de 15 euros par mille litres, on devrait pouvoir passer 8% des hausses de nos coûts à la grande distribution pour que nos profits marges restent stables. Et ce sans tenir compte des éventuelles augmentations des salaires, ni des investissements nécessaires pour réduire notre empreinte carbone", fait ainsi valoir Lactalis, qui met en garde: "Si les distributeurs n'acceptent pas d'inclure une partie des hausses des coûts des industriels dans les tarifs, l'équation va devenir impossible et menacer l'ensemble la filière agricole et agro alimentaire".

Sodiaal ne dit pas autre chose :

"C'est un véritable mur d'inflation qui est devant nous. La rentabilité de la coopérative ne nous permet pas d'absorber de tels montants et notre équation est donc simple : si on ne répercute pas ces inflations sur les tarifs de l'ensemble de nos produits alors nous aurons rapidement une situation délicate à gérer", prévient le groupe coopératif laitier français dans une lettre d'information adressée le 12 janvier à ses 17.700 adhérents.

Mais justement parce que la loi sanctuarise désormais le part des tarifs dus aux coûts agricoles, les fournisseurs redoutent des négociations particulièrement dures sur tout le reste, alors même qu'ils ne peuvent plus transférer leurs sacrifices sur les producteurs.

Les investissements voire la souveraineté alimentaire en danger

Pour les ETI et les multinationales françaises, cette situation inédite pourrait induire un effet paradoxal au moment où le gouvernement s'attèle à reconstruire la souveraineté alimentaire nationale, soulignent les avocats Marie du Gardin et Boris Ruy du cabinet Fidal, qui conseillent une cinquantaine d'acteurs du secteur agroalimentaire.

Ces entreprises pourraient finalement choisir de s'approvisionner de plus en plus à l'étranger, voire de délocaliser leur production. Certes, Egalim 2 s'applique quelle que soit l'origine des produits, insiste le gouvernement. Mais non seulement les coûts de production sont souvent inférieurs en dehors de l'Hexagone. On y dispose également de moins d'indicateurs permettant la transparence exigée par la loi, observe Boris Ruy.

Quant aux PME, l'engouement des consommateurs pour les produits locaux leur attribue sans doute un pouvoir contractuel croissant vis-à-vis de la grande distribution. Mais moins agiles et justement contraintes par la dimension locale, elles ne pourront pas baisser leurs marges sans réduire leurs capacités d'investissement, d'innovation et d'augmentation des salaires de leurs employés, fait valoir la Fédération des entreprises et entrepreneurs de France (FEEF), qui les représente.

Ainsi, les PME s'inquiètent que Egalim 2 finisse par ne pas être respectée par leurs premiers acheteurs, les agriculteurs s'unissent aux demandes des industriels. D'autant plus qu'ils sont eux aussi confrontés à l'inflation des coûts de production : engrais, alimentation animale, énergie, services de réparation du matériel ou vétérinaires, biens pour la construction des bâtiments etc., rappelle Yannick Fialip, président de la commission Economie de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA).

"Nous restons très attentifs", met-il donc en garde.

Une "spirale infernale"

Traditionnellement attachés à la défense du pouvoir d'achat des consommateurs, les distributeurs rechignent toutefois à accepter ces hausses, notamment en période de forte inflation. Certes, le budget consacré par les ménages à l'alimentation baisse, alors que la demande de produits locaux et de qualité croît. Mais les prix restent un enjeu de concurrence capital entre les enseignes, confrontées en parallèle à des coûts de transformation numérique et durable croissants.

L'annonce faite le 11 janvier par Michel-Edouard Leclerc d'un gel pendant quatre mois du prix de la baguette à 0,29 centimes a ainsi été accueillie par l'ensemble de la filière céréalière française comme un signal très clair de la persistance de demandes de déflation chez les distributeurs.

"(...) Certaines de ces enseignes sont ouvertes pour discuter, d'autres moins et, comme vous pouvez l'imaginer, cela va être une rude bataille pour faire valoir nos intérêts dans la problématique globale du pouvoir d'achat des consommateurs.", écrit d'ailleurs Sodiaal.

La plupart des distributeurs contactés préfèrent ne pas s'exprimer publiquement tant que les négociations sont en cours. Pour expliquer les raisons de ce choix, un représentant de la grande distribution dénonce toutefois une "spirale infernale" où, lors des négociations annuelles des marques nationales, "on a perdu toute notion du vrai prix d'un produit".

 "Puisque les distributeurs négocient systématiquement à la baisse, les fournisseurs demandent des hausses chaque année, quels que soient les indicateurs", observe-t-il.

Pas assez de transparence, selon les distributeurs

Le directeur exécutif des achats et du marketing chez Lidl, Michel Biero, pointe du doigt un manque de transparence chez les fournisseurs des marques nationales.

"Je n'ai pas de problème à payer des hausses si leurs causes sont transparentes", affirme-t-il.

Mais "Danone (dont les produits ne sont d'ailleurs plus vendus chez Lidl en France, NDLR) refuse même de dire combien de lait il y a dans une Danette", s'agace Michel Biero.

De ce point de vue, Egalim 2 ne serait pas encore parvenue à changer la donne. Concernant les coûts des matières premières agricoles, protégés par la nouvelle loi, "toutes les multinationales ont choisi l'option de transparence la plus opaque, même si certaines jouent le jeu", dénonce Lidl.

"En France, certaines grandes marques demandent des hausses alors que même que leurs produits y sont en moyenne entre 15% et 20% plus chers qu'à l'étranger", déplore-t-il encore.

Les distributeurs n'écartent donc pas l'option d'appeler directement les éleveurs pour obtenir les informations manquantes.

Lors d'une audition devant la commission des affaires économiques du Sénat, Michel-Edouard Leclerc a pour sa part insisté sur la "responsabilité" de la grande distribution face à la défense du pouvoir d'achat des Français.

"Nous ne pourrons pas ériger fin mars un mur d'inflation" car, les salaires et les retraites n'étant pas indexés, "les 18,5 millions de Français qui consomment chez Leclerc ne pourront pas l'absorber", a-t-il expliqué.

"Les distributeurs ne seront pas capables de multiplier les prix de 5% chaque année", a-t-il déclaré.

En revenant sur la polémique autour du prix de la baguette -qu'il a assuré rester celui déjà pratiqué auparavant et inclure les hausses des prix des céréales-, il a aussi défendu une "stratégie face au retour de l'inflation visible depuis plusieurs mois", visant à rassurer les consommateurs autour de produits d'appel.

"Il faut nous laisser gérer le rapport de confiance avec nos consommateurs", a-t-il plaidé.

Des hausses inévitables

Le président du comité stratégique des centres E.Leclerc a toutefois reconnu la nécessité que, dans le contexte inflationniste actuel, les distributeurs acceptent des hausses des tarifs. "Nous n'abordons pas les négociations en déflation, on ne part pas dans l'agressivité", a-t-il assuré, en promettant de répondre positivement à une partie des demandes de hausses reçues (de 6% en moyenne pour l'alimentaire, et de 7% pour le non alimentaire), mais "avec discernement", en les lissant dans le temps dans les cas de contrats pluriannuels et en refusant les cas de spéculation.

Leclerc a également admis qu'une partie des hausses qui seront acceptées devra se répercuter sur ses marges, qui "n'ont pas augmenté depuis l'année dernière" et qui, "transparentes et contrôlées", se situent autour de 1,9%. Il a toutefois aussi évoqué des augmentations inévitables "du mur des prix" payés par les consommateurs, en dehors des produits alimentaires d'appel.

Sur un point en effet l'ensemble des maillons de la chaîne semble s'entendre : l'application entière d'Egalim 2 ne sera possible que si les prix de vente des aliments sont revalorisés en rayon aussi.

"Appliquée jusqu'au bout, Egalim 2 est clairement une loi inflationniste", analyse Marie du Gardin.

"(...) il ne peut y avoir de telles inflations dans les fermes
et dans les usines sans impact sur les prix de vente en magasin de nos produits", écrit encore Sodiaal.

Pour Yannick Fialip, l'enjeu de la juste rémunération des producteurs pose ainsi "chaque citoyen français face à un arbitrage à mener".

"Mais dans le prix d'une baguette, la farine ne pèse que pour 2 centimes. Et en 2020, alors que le coût mensuel de l'énergie pour les ménages a crû de 25 euros, celui du panier alimentaire n'a augmenté que de 5 euros", fait-il valoir pour démontrer que ce surcoût serait supportable.

Lire: Alimentation: le modèle de C'est qui le Patron?! fait des émules

La menace de contrôles

En essayant de se délester d'un enjeu si politiquement explosif en période électorale, le gouvernement se limite pour le moment à accroître la pression sur les acteurs. Le 10 novembre, au lendemain d'un premier comité de suivi des négociations commerciales réunissant des représentants de l'ensemble du secteur agroalimentaire devant les ministres de l'Agriculture, Julien Denormandie, et de l'Industrie, Agnès Pannier Runacher, il a rappelé la nécessité qu'Egalim 2 soit "strictement appliquée", et promis un "renforcement des contrôles de la DGCCRF" (la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes).

"Les contrôles ont déjà démarré et vont se poursuivre et s'accentuer", a répété l'exécutif après un deuxième comité de suivi, le 16 décembre, tout en se réjouissant de l'émergence de "nouvelles méthodes de négociation, plus transparentes". Il insiste aussi sur l'utilité d'Egalim 2 malgré ce contexte inflationniste inattendu :

"Sans cette loi, qui permet au moins aux industriels de faire valoir vers l'aval les hausses accordées aux producteurs, cette année, ce serait la foire d'empoigne", estime le ministère de l'Agriculture.

Un risque de retards

En novembre, le gouvernement invitait même à ce que "les renégociations nécessaires à la poursuite des contrats actuels" aient lieu "sans attendre le 1er mars lorsque les conditions économiques le nécessitent". Aujourd'hui, certains acteurs craignent plutôt que cette date butoir ne soit pas respectée.

"Les diverses parties aux négociations arbitreront entre le risque de souscrire à temps et celui de prolonger le bras de fer", analyse Marie du Gardin.

Le nombre de contrats signés en mars ne permettra toutefois qu'un bilan superficiel des conséquences et du succès d'Egalim 2. Il faudra attendre les résultats de l'observatoire du médiateur des relations commerciales agricoles, prévu en avril, pour savoir si la tendance déflationniste des tarifs des fournisseurs a été cassée, explique le ministère de l'Agriculture.

Elle ne tiendra toutefois pas compte de l'application de la loi aux marques des distributeurs qui, régies par des contrats de prestation de service entre industriels et distributeurs, se négocient tout au long de l'année.

Et un véritable bilan des effets d'Egalim 2 sur la répartition de la valeur ajoutée entre les maillons de la chaîne alimentaire ne sera possible que lorsque l'Observatoire de la formation des prix et des marges des produits alimentaires (OFPM) rattaché à France Agri-mer publiera son rapport incluant le compte des entreprises de 2022. Au plutôt au milieu de 2023.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 6
à écrit le 26/01/2022 à 22:16
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Il y a aujourd'hui suffisamment de possibilités pour acheter directement à la ferme et payer le prix juste à l'éleveur, l'agriculteur, le permaculteur, les producteurs de fruits, de fromage, de légumes, de farine.. Bio ou Raisonnés. Faire confiance. ...

à écrit le 26/01/2022 à 9:12
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Le problème majeur, insurmontable, éternel est que cette garantie de prix minimum corrélée au système productiviste agro-industriel est totalement incohérent tandis que ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui se sont installés dans une spirale de prod...

le 26/01/2022 à 10:39
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Intéressant. Vos propositions ?

le 26/01/2022 à 10:41
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Intéressant. Vos propositions ? "Modèle productiviste" qui a quand même assez sérieusement diminué les famines dans le monde depuis 150 ans...malgré l'explosion démographique permise par les progrès de la médecine.

le 26/01/2022 à 18:01
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Permaculture et agroécologie à fond les ballons. Plus de paysans moins d'hommes d'affaires, toujours moins d'hommes d'affaires et donc d’intermédiaires. Rien de plus facile, d'ailleurs le programme de la FI est vraiment innovant par rapport aux autre...

le 26/01/2022 à 18:26
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PS: Pas de bol, surtout pour eux, la famine est repartie en hausse dans le monde depuis plusieurs années et s'accélère. Le dernier argument agroindustriel, rincé à outrance, s'est écroulé mais le mal est bien installé.

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