« Moi, Norbert, patron, je voterai Zemmour »

ÇA A DU SENS. Le virus Eric Zemmour n’épargne pas la communauté des chefs d’entreprise. Une contagion incompréhensible, et même antinomique lorsque les attributs de l’entreprise sont confrontés aux doctrines et aux fantasmes du colporteur de haine. Qu’il est difficile d’admettre que des patrons congénitalement responsables adoubent un probable candidat à la Présidentielle aussi irresponsable… La démonstration factuelle ne suffit peut-être pas ? Alors osons la fiction. Et dressons le portrait-robot de Norbert Guygal, une ETI familiale aux ordres de l’idéologie zemmourienne. De quoi sourire (un peu) et blêmir (beaucoup).
(Crédits : ERIC GAILLARD)

« Je suis frappé par le nombre de chefs d'entreprise qui me confient être sensibles au projet d'Eric Zemmour ». Ce constat d'un hiérarque du Medef pourrait être inoffensif s'il traduisait le transfert vers le putatif candidat d'un électorat hier dévolu au Rassemblement national. « Mais ce n'est pas le cas. Et c'est ce qui est troublant », poursuit-il. L'atonie de la primaire LR, embourbée dans un agenda anachronique, un panel de candidats essoufflés et une offre programmatique depuis longtemps siphonnée par le chef de l'Etat, est une explication. Mais parmi bien d'autres.

A quoi ces dirigeants et entrepreneurs sont-ils sensibles ? Bien sûr aux promesses, la plupart floues, non chiffrées, voire inconstitutionnelles, qui portent sur la fiscalité - réduction drastique des impôts, des charges patronales et autres prélèvements obligatoires, des coûts de transmission des entreprises, etc. -, le droit du travail - augmentation de l'âge de la retraite, remise en cause des 35 heures -, la monnaie - maintien de l'euro -, la souveraineté du marché domestique - relocalisation de la production, relance industrielle, taxation aux frontières -, la débureaucratisation de la France et de son organisation administrative.

Ils sont sensibles à l'engagement de laver le système de protection sociale de ses abus, de le purifier d'un assistanat délétère, et de le réserver aux bons Français - après que les étrangers extra-européens en aient été exclus. Ils sont sensibles au serment d'inverser la hiérarchie des droits et de ne plus subordonner le droit français à sa tutelle européenne, ils sont sensibles aux leviers déformants de souveraineté qui convoquent de s'affranchir de la Cour européenne des droits de l'homme, et en France de la Cour de justice et du Conseil constitutionnel... c'est-à-dire, au final, de l'Etat de droit, selon les mêmes mécanismes idéologiques et tactiques déployés par Donald Trump, Viktor Orban ou les caciques du PiS polonais.

Et « peu importe », semblent s'accorder ces patrons-panégyristes.

Peu importe que les promesses d'Eric Zemmour soient des lieux communs ou des chimères. Peu importe qu'il manipule outrancièrement quelques sujets de société réels menacés de paroxysme - intersectionnalité, wokisme, antiracisme, conformisme - et qui n'épargnent pas l'entreprise. Peu importe qu'à l'énonciation d'une vision (réelle ou non) libérale de l'économie, l'auteur de La France n'a pas dit son dernier mot se perde dans les contradictions et mêle les incompatibilités les plus grossières. Peu importe qu'il affiche son scepticisme ou sa morgue quant au réchauffement climatique, au dépérissement de la planète et à la parole scientifique.

Tant de sa pensée est antinomique de l'entreprise

Comment ces entrepreneurs peuvent-ils être sensibles au discours d'Eric Zemmour ? Car en effet tant de sa pensée contrevient radicalement à la réalité, aux intérêts, et aux vertus de l'entreprise. Pour s'en convaincre, quelques exemples suffisent.

Il promeut la discrimination, la ségrégation, la fracturation d'une partie de la population française, sa rhétorique est xénophobe et raciste, il professe la haine - comme l'estime le parquet, qui le 17 novembre a requis la condamnation pour son assimilation des mineurs étrangers à des « voleurs, des violeurs et des assassins » -, il s'exprime publiquement par un doigt d'honneur, quand l'entreprise est (ou se doit d'être) un levier d'inclusion, un espace d'intégration et d'égalité, un terrain de sociabilisation et de pacification du débat public.

Il se moque des faibles et des fragiles quand l'entreprise a le devoir - et souvent l'intérêt, social et productif, comme c'est le cas avec les personnes handicapées - de leur porter attention.

Il antagonise et hystérise opinions et consciences quand l'entreprise ne se développe (quand tout va bien) et ne survit (quand tout va mal) que lorsque son corps social est solidaire et tendu vers un dessein partagé.

L'ancien Pdg d'Elf Loïck Le Floch-Prigent, qui fut condamné et incarcéré à plusieurs reprises, a son écoute attentive quand l'entreprise doit affermir son image et pour cela solidifier son intégrité.

Il méprise la cause environnementale en particulier et les causes altruistes en général quand l'entreprise - pressée par ses stakeholders, clients et salariés en tête - est sommée de l'intégrer réellement à sa politique RSE et même à sa stratégie globale.
Il dénigre l'enjeu d'égalité des sexes et anathématise les revendications féministes quand l'entreprise est le lieu à la fois le plus coupable - depuis le 3 novembre et jusqu'au 31 décembre, les femmes travaillent gratuitement - mais aussi le plus questionné et parfois le plus proactif en la matière.

Et chaque nouveau jour exhibe des déclarations polémistes, intrinsèquement intolérantes avec la substantifique moelle de l'entreprise. Au final, tout des doctrines d'Eric Zemmour est stigmatisation, opprobre, déclinisme, alors qu'être patron c'est chercher à entrainer l'entreprise, même lorsque la conjoncture la fait chanceler, vers une possibilité de meilleur.

Mystère

Oui, comment expliquer que des patrons saluent un homme incarnant la négation même des attributs de l'entreprise ? Comment expliquer que ces entrepreneurs par essence pragmatiques et lucides soient disposés à porter au pouvoir un journaliste essayiste-polémiste dénué de toute expérience et de toute compétence à piloter le plus petit collectif de travail ? La puérile et redoutable « simplification » de ses analyses, de son langage et de ses propositions, le savant mélange d'inepties et de mensonges symptomatique de son projet de société (et macroéconomique), comment expliquer qu'ils ne soient pas balayés d'un revers de la main par des dirigeants confrontés à l'extraordinaire « complexité » des situations, des arbitrages, des décisions - qui fait leur quotidien et une source d'intérêt centrale de leur mission ? Comment, en définitive, admettre que des patrons congénitalement responsables adoubent un probable candidat à la Présidentielle aussi irresponsable ? Mystère. Les 300 d'entre eux réunis par le réseau régional d'entrepreneurs Hainaut business club pour l'écouter le 1er octobre à Valenciennes l'ont-ils applaudi ?

Puisque le ridicule ne tue pas, et nonobstant une caricature parfaitement assumée, amusons-nous à dessiner le portrait-robot d'une entreprise « zemmourienne » et à en décliner quelques grands principes.
 
Norbert Guygal, apôtre de la première heure d'Eric Zemmour, est aux commandes d'une belle ETI familiale et éponyme, qui fabrique et commercialise des plastiques - certains de haute technologie - destinés pour l'essentiel aux marchés du tabac et de l'armement. Frères, fils, cousins, neveux verrouillent le capital et se partagent les instances décisionnelles d'un groupe prospère, qui emploie 2800 salariés. Le siège social est implanté à Bordeaux, les cols... bien « blancs » évoluent dans l'Hexagone, les chaines de production sont pour l'heure réparties au Vietnam et en Birmanie. Des tractations sont en cours pour héberger une partie de la production future dans la province chinoise (et accessoirement ouïghoure) du Xinjiang, et les bonnes relations de Norbert avec l'entourage de Modi et de Bolsonaro augurent d'importants investissements en Inde et au Brésil. Rapatrier les usines de fabrication en France : ce serait bien, juge Norbert « mais faut quand même pas déconner. Filer du travail à nos arabes et renchérir nos coûts, hors de question ».

Raison d'être, gouvernance, politiques RH et sociale au diapason...

La raison d'être de Guygal Plastics ? « Honorer la quête légitime de consommer plus et partout dans le monde, en offrant un emballage plastique performant auquel ont contribué le savoir-faire, la discipline, l'abnégation de chaque salarié français ».
La gouvernance de la SAS était jusqu'à il y a peu exclusivement masculine. La fâcheuse loi Copé-Zimmerman a bousculé les bonnes vieilles habitudes, et des femmes sont donc venues occuper quelques strapontins du conseil de surveillance. Elles sont, heureusement, sous contrôle, puisque ce sont les filles et brus de Norbert.

La politique ressources humaines ? Bon, il existe malheureusement des lois avec lesquelles Patrick, frère jumeau de Norbert et DRH, doit composer. La plus contraignante est l'interdiction d'adopter une politique de recrutement discriminatoire. « Nous n'avons même pas la liberté d'embaucher qui ont veut », peste celui qui préside également la Fédération française de chasse à cours. Mais bon, « les ficelles », il les connait « sur le bout des doigts », il a sollicité massivement les réseaux catholiques dont il est proche, et ainsi a réussi la prouesse de composer un corps social exclusivement blanc. « Lutter contre le spectre du grand remplacement et faire barrage à l'islamisation de la société : c'est aussi notre vœu, et notre entreprise a la responsabilité et même le devoir d'y participer. Et sans préférence nationale et confessionnelle, impossible d'y parvenir ». Et tant pis si cela condamne l'entreprise à une fossilisation créatrice et culturelle, à s'encalminer dans une endogamie suicidaire, à se fermer de formidables opportunités. Fidèle à ses idées, Patrick. Une vertu qu'il « partage avec Eric ».

La politique sociale ? Réduite au néant qu'autorisent des textes de loi « qu'il faudrait bannir ». Les syndicats de salariés sont vomis chez Guygal Plastics, car ils incarnent ces entraves, ces contre-pouvoirs auxquels Eric Zemmour exhorte de « retirer le pouvoir, puisqu'ils sont devenus le pouvoir ». Les collaborateurs de Guygal Plastics sont élevés dans le culte de l'entrepreneur-roi et dans la culture du mérite et de l'individualité, contre lesquels tout contre-pouvoir apparaît comme un ennemi.
La politique fiscale ? S'il existait un Award de l'optimisation, la famille Guygal triompherait chaque année. D'ailleurs, Etienne, l'un des petits-fils de Norbert, fraîchement diplômé d'une obscure école de commerce, a comptabilisé le temps que son grand-père et ses aïeuls consacrent à la prospérité fiscale de leur patrimoine : « au moins deux semaines par mois », s'en est-il amusé un soir de réveillon de Noël devant toute la famille, hilare, réunie dans le chalet de Courchevel.

... et stratégie RSE innovante

Enfin, le groupe se sent-il investi d'une responsabilité environnementale, sociale et sociétale ? L'opinion de Norbert est contrastée.

Environnementale ? « Non. Je ne crois pas à la dystopie pronostiquée par tous ces pseudo-scientifiques financés par des régimes gauchistes, instrumentalisés par l'Union européenne et aux mains des ONG. Donald Trump était visionnaire de discréditer ces maudits prophètes de l'apocalypse climatique ».

Sociale ? « Oui, mais au profit de ceux qui épousent notre doctrine. Jean-Marie Le Pen avait raison de déclarer qu'il préférait sa famille à ses amis, ses amis à ses voisins, ses voisins à ses compatriotes, ses compatriotes aux Européens. Et bien nous, c'est un peu pareil. On s'occupe de ceux qu'on aime en priorité. Et ceux qu'on aime en priorité, ce sont ceux qui partagent notre vision de la société ».

A ce titre, le volet sociétal est-il présent dans la RSE de Guygal Plastics ? « Absolument ». « Il est même cardinal », corrobore son plus jeune frère, Christophe. « L'entreprise est devenue l'agora, un espace indépendant de réflexions et de débats qui manque partout ailleurs aujourd'hui, excepté dans les médias de notre ami Vincent Bolloré. L'entreprise apparait comme un tuteur, pour pallier le discrédit des politiques et au déclin de la religion catholique. C'est pourquoi nous proposons dans notre auditorium de Bordeaux une belle programmation de débats et de prestigieux penseurs (Marion Maréchal, Steve Bannon, un représentant de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X, et même le premier Ministre polonais Mateusz Morawiecki) pour la nourrir. Par exemple, prochainement : Rétablir la peine de mort pour restaurer la sécurité ? A quoi l'Union européenne sert-elle ? Trump peut-il revenir en 2024 ? L'islam est-il une menace pour la démocratie ? PMA, GPA, Mariage pour tous, avortement : vers une civilisation décadente ? ». Et pour preuve de « notre impartialité, tout débat est titré avec un point d'interrogation », complète Christophe Guygal, par ailleurs professeur vacataire à l'Institut de sciences sociales économiques et politiques créé par la nièce de Marine Le Pen.

La parole décomplexée

Cette fiction ressuscite un désagréable souvenir. Je participai à un dîner auquel était conviée une quinzaine de chefs d'entreprise riches d'un parcours entrepreneurial singulier. Peu se connaissaient, certains étaient accompagnés de leur épouse, et autour de la longue table dressée dans cet établissement emblématique de la gastronomie lyonnaise, les conversations se superposaient. Le temps s'étirait lentement. Lorsque le dessert fut servi, à l'une des extrémités de l'assemblée un patron murmura à son voisin : « J'en peux plus de cette immigration ». « Bien d'accord », répliqua son interlocuteur d'un ton suffisamment relevé pour qu'un troisième puis un quatrième puis un cinquième convives entendent... et renchérissent. L'information se propagea instantanément et parvint au bout opposé de la table. Et voilà que le plus célèbre des hôtes, enfiévré par cet orage nauséabond, hurla publiquement son dégoût des étrangers. Sa femme jubilait. Les acquiescements fusaient, les sourires narquois réverbéraient. Ma répugnance était à son comble, je cherchais du regard quelques visages eux aussi dévastés par le spectacle vers lesquels j'allais arrimer mon désarroi. Je les comptais sur les doigts d'une main.

C'était il y a une dizaine d'années. Il avait fallu attendre les profiteroles et l'effet libérateur des Côtes-du-Rhône pour que les consciences déversent leur venin. Aujourd'hui, c'est sans doute dès l'apéritif que le rideau du spectacle se lèverait. Là n'est pas le moindre des maléfices d'Eric Zemmour : avoir décomplexé la parole de la haine.

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