Pétrole de schiste : un géant aux pieds d'argile  ?

OPINION. L'industrie du pétrole non conventionnel qui a permis de répondre à la hausse de la demande pendant la décennie passée se trouve profondément fragilisée par la pandémie actuelle. Le manque d'investissement conduira in fine à une baisse des extractions - a minima temporaire - qui risque d'aggraver la crise une fois la pandémie passée. Les plans de relance devraient en tenir compte. (*) Par Maxence Cordiez, ingénieur dans le secteur de l'énergie.
(Crédits : iStock)

Depuis le passage du pic mondial d'extraction de pétrole conventionnel en 2008 [1], ce sont les pétroles non conventionnels qui ont pris le relais pour répondre à une demande mondiale structurellement croissante. Au premier rang de ceux-ci se trouve le pétrole de roche-mère aux États-Unis, dit pétrole « de schiste ». Les industriels exploitant ce pétrole très coûteux à extraire ont été fortement affectés par la pandémie de Covid et de lourdes incertitudes planent sur l'avenir de cette filière, à court et moyen termes.

Lire aussi : Pour la France, le nucléaire est nécessaire à la transition énergétique

Une situation déjà complexe avant la pandémie

L'extraction de pétrole de roche-mère coûte cher. Cela s'explique par le fait qu'il faille fracturer la roche et la maintenir ouverte - ce qui consomme beaucoup d'énergie, d'eau et de sable - et que les puits s'épuisent particulièrement vite. Quand un puits de pétrole conventionnel voit sa production décliner de 4% à 6% par an, un puits de pétrole « de schiste » voit la sienne chuter de 70% dès la première année. Cela impose de forer en permanence pour remplacer les puits en exploitation. Or ce qui coûte cher dans l'extraction de pétrole n'est pas d'exploiter un puits mais de le mettre en service (forage et, le cas échéant, fracturation).

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, du fait de ses coûts d'extraction élevés, l'industrie du pétrole de roche-mère n'a globalement jamais été rentable depuis son émergence il y a une dizaine d'années, au lendemain du choc pétrolier de 2008. Si elle a pu non seulement tenir mais croître fortement pendant cette décennie, c'est grâce à un endettement croissant et à l'émission d'actions. Cependant, les investisseurs ont fini par perdre patience et exigé de la rentabilité. Ainsi, fin 2018 alors que le baril de WTI était encore aux alentours de 50-60$, l'industrie du schiste commençait déjà à réduire ses investissements et ses forages [2].

Lire aussi : Total accélère dans les renouvelables face à la chute du pétrole

La pandémie est venue accélérer la tendance

L'effondrement du prix du baril dû à la pandémie (revenu aujourd'hui péniblement à une quarantaine de dollars) a mis un coup d'arrêt franc aux investissements. De 885 appareils de forage de puits de pétrole en activité aux États-Unis en décembre 2018, ce nombre est passé à 670 début 2020 pour atteindre moins de 200 depuis juin [3]. Si les extractions pétrolières américaines ont diminué, celles-ci se maintiennent encore à un niveau relativement élevé. Les extractions dans le bassin permien (premier site d'extraction de pétrole au monde) n'ont par exemple diminué que d'environ 500 000 barils/jour depuis le début de l'année pour se stabiliser autour de 4,4 millions de barils/jour [4].

Le maintien des extractions est permis par le fait que les puits de pétrole « de schiste » sont forés en série, avant d'être progressivement fracturés puis exploités selon les besoins. Les États-Unis disposent ainsi d'une réserve de puits forés mais non fracturés qui permettent à l'industrie de continuer à extraire sans investir dans de nouveaux forages. Cette situation n'est cependant pas pérenne : la réserve de puits forés mais non fracturés s'épuise, surtout que certains n'ont jamais été fracturés pour des raisons de viabilité économique eu égard au potentiel de production à leur emplacement. La fracturation et la mise en service comptent pour environ deux tiers du coût total de mise en exploitation d'un puits [5]. Ainsi, même si le puits a déjà été foré, la décision de le fracturer n'est pas automatique et elle peut être remise en question en tenant compte du cours du baril et de la production effective des puits situés à proximité.

Toujours est-il que les forages ne vont pas reprendre au cours actuel du pétrole. Mais quand le prix du baril repartira à la hausse, en supposant que les investissements recommencent à affluer dans l'industrie pétrolière non conventionnelle, il faudra a minima plusieurs mois voire un an avant que cela ne se traduise pleinement par une stabilisation voire une hausse des extractions (temps de signer les contrats, de mettre en production de nouveaux puits et qu'ils surpassent ceux en fin de vie). En outre, ce retour massif des investissements est possible mais aucunement certain ni évident si l'on tient compte de l'incertitude qui plane sur la rentabilité de cette industrie, des sommes colossales perdues jusqu'à présent par ceux qui y ont investi [6] et du fait que les sites les plus rentables ont d'ores et déjà été exploités.

Lire aussi : La demande mondiale de pétrole à nouveau révisée à la baisse

Une bombe à retardement

L'avenir de l'extraction du pétrole de roche-mère est donc incertain. Même s'il n'est pas exclu qu'il puisse encore repartir à la hausse pour quelques années, cela ne se fera pas de façon fluide sans que le prix du baril ne remonte significativement et de façon relativement durable. Et plus le baril se maintiendra à son niveau actuel pendant longtemps, plus ce redémarrage sera complexe. C'est pourquoi certains analystes estiment que les extractions pétrolières américaines pourraient chuter jusqu'à 6 Mb/jour d'ici mi-2021, soit une division par deux depuis leur maximum de novembre 2019 [7].

Eu égard à la forte dépendance de nos économies au pétrole, il est essentiel de tenir compte de la bombe à retardement que représente la baisse prévisible des extractions de pétrole « de schiste », alors que le pétrole conventionnel est en déclin etque la demande mondiale repartira à la hausse dès la pandémie passée. C'est déjà le cas en Chine. À la fois pour le climat et pour limiter l'aggravation par un choc pétrolier prévisible de la crise économique induite par le Covid, les États doivent considérer la sobriété pétrolière comme l'un des axes centraux des plans de relance mis en place.

___

[1] IEA, World Energy Outlook, 2018
[2] Rystad Energy cite par The Shift Projet, The European Union can expect to suffer oil depletion by 2030, juin 2020, page 6
[3] Baker Hugues, North America Rig Count, https://rigcount.bakerhughes.com/na-rig-count
[4] EIA, Drilling Productivity Report, octobre 2020
[5] IHS Markit, Oil and Gas Upstream Cost Study, 2015, https://www.eia.gov/analysis/studies/drilling/pdf/upstream.pdf
[6] Haynes and Boone LLP, Oil Patch Bankruptcy Monitor, 31 août 2020, https://www.haynesboone.com/-/media/Files/Energy_Bankruptcy_Reports/Oil_Patch_Bankruptcy_Monitor
[7] Arthur Berman, Stop expecting oil and the economy to recover, 3 septembre 2020, https://www.artberman.com/2020/09/03/stop-expecting-oil-and-the-economy-to-recover/

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 1
à écrit le 22/10/2020 à 11:01
Signaler
l'ex patron de Schlumberger avertissait en octobre 2018 (article Financial Times, notamment) que la production allait plafonner et diminuer. les puits annexes (child wells) sont moins productifs que les puits principaux. Bloomberg écrivait au 4e tr...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.