« Pourquoi la mort du petit Émile captive les Français » (Par Patrick Eveno, université Paris-1 Panthéon-Sorbonne)

Patrick Eveno, professeur émérite en histoire des médias à l’Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, explique pourquoi les faits divers font profondément écho à la condition humaine.
Patrick Eveno, professeur émérite en histoire des médias à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne
Patrick Eveno, professeur émérite en histoire des médias à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne (Crédits : © LTD / Florent POMMIER/REA)

Le sort d'Émile, le petit garçon de deux ans et demi disparu en juillet 2023, et dont le crâne et les vêtements ont été retrouvés il y a une semaine par une randonneuse qui a prévenu les gendarmes, suscite émois et commentaires. Dimanche 31 mars, les deux tiers des journaux de la presse quotidienne régionale en faisaient leur une, tandis que l'audience de BFMTV croissait fortement. Comme tous les faits divers exceptionnels, il a suscité un flux d'informations et d'opinions de grande ampleur, ce qui a conduit certains à parler de voyeurisme malsain. Mais c'est oublier l'intérêt du public pour les faits divers.

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Or ils sont extrêmement nombreux: selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, l'année 2023 a connu plus de 1 000 homicides, plus de 3 000 morts par accident de la route, plus de 200 000 violences intrafamiliales, près de 100 000 violences sexuelles, sans compter les vols (plus d'un million), les dégradations (plus de 500 000), les mises en cause pour trafic de stupéfiants (près de 300 000) ou les escroqueries (près de 500000). La plupart de ces actes sont rarement rapportés, ou alors dans de courts articles de la presse locale. Mais certains « émergent » plus que d'autres et, répercutés par de nombreux médias, ils prennent une dimension sociale qui fascine le public. Pourquoi un tel engouement ?

Marché du fait divers journalistique

Parce que le fait divers a pris le relais des mythes grecs, remplis de meurtres, d'incestes, de viols, etc., ou des contes de Perrault et de Grimm, qui demeurent plus dans le symbolique. À partir du milieu du XIXe siècle, la presse industrielle à grand tirage, l'alphabétisation croissante et la sécularisation des sociétés européennes créent un « marché » du fait divers journalistique qui remplace les mythes et les contes d'antan. Comme ses lointains prédécesseurs, ce récit a une fonction socioculturelle qui permet aux humains de « faire société ». Il résume l'enjeu de la vie ensemble, il est le reflet des dérives possibles de l'être humain en communauté. Un fait divers donne à voir un animal social perturbé par ses pulsions, tiraillé entre ses passions et sa raison. Et comme nous sommes tous des humains, il ne peut que nous captiver.

Le fait divers a pris le relais des mythes grecs, remplis de meurtres, d'incestes, de viols...

Depuis l'affaire Troppmann, un tueur en série de Pantin, feuilletonnée en septembre et octobre 1869 par Le Petit Journal, ce qui lui a permis de doubler son tirage, le marché s'est amplifié aux XXe et XXIe siècles avec la multiplication des canaux d'information (radio, télévision, Internet, réseaux sociaux). Le fait divers est devenu un genre journalistique à part entière, décliné sur tous les supports d'information.

S'ils passionnent le public, c'est parce qu'ils reflètent la réalité de toutes les déviances que nous avons un jour envisagées, fantasmées ou rêvées (généralement sans les accomplir) : meurtres, vols, viols, inceste, etc. Ils envahissent l'actualité médiatique lorsqu'ils revêtent un caractère d'exception, soit parce qu'ils suscitent une forte émotion (les violences faites aux enfants et les féminicides), soit parce qu'ils concernent des célébrités (stars, personnalités politiques, hommes d'affaires, etc.), soit encore parce qu'ils demeurent non élucidés. Ce qui, pour le moment est le cas de l'affaire du petit Émile. Accident, homicide involontaire, meurtre... Toutes les pistes restent ouvertes à l'heure où j'écris ces lignes.

Fascination pour les faits divers

Tant que le mystère demeure, comme pour le petit Grégory depuis 1984, ou pour Xavier Dupont de Ligonnès depuis 2011, les commentaires vont bon train, sur les chaînes d'information, mais aussi, de plus en plus, dans des versions fantaisistes ou complotistes sur les réseaux sociaux.

Les êtres humains sont pétris de contradictions et de fantasmes

Dans le registre de l'émotion, la pédocriminalité, les féminicides et les crimes sexuels tiennent le haut de l'affiche, parce qu'ils renvoient à des fantasmes inavoués. Les célébrités portent également les faits divers sur le devant de la scène médiatique, parce qu'elles ajoutent une dimension sociale au récit de leurs mésaventures, parce qu'elles rappellent que, riches ou misérables, les humains subissent un sort commun. Cette dimension sociale est parfois accentuée par un sentiment de revanche ou de lutte de classes.

Ce rapide tour d'horizon nous fait comprendre que la fascination pour les faits divers n'est pas « sale » ou « voyeuriste », comme on le prétend parfois. À travers le récit de faits divers, on retrouve le titre de l'œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain : les êtres humains sont pétris de contradictions et de fantasmes. Ils doivent, pour faire société commune, mettre des limites à leurs pulsions et à leur hubris (« démesure »). C'est ce que nous racontent les faits divers, en nous tendant un miroir, comme le faisaient les mythes grecs, qui nous passionnent toujours.

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Commentaires 3
à écrit le 07/04/2024 à 19:23
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Une question qu'on ne voit pas abordée, c'est: "qu'est qui explique cetta avalanche de moyens ? Simultanément, les recherches relatives à la jeune Lina semblent avoir été mises sous l'éteignoir...

à écrit le 07/04/2024 à 10:12
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Quand les médias mettent en scène un sujet, on devine qu'il y aura "des rebondissements" pour en faire une deuxième saison ! La publicité manipule le monde de la consommation ! ;-)

à écrit le 07/04/2024 à 9:48
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Parce que c'est ultra présent médiatiquement H24 et que les gens qui ont le temps et l’envie de regarder la télé sont les mêmes gens qui n'ont que chercher des gens à qui parler dans leur journée. "Et t'as pas vu le petit Emile ? Cette historie c'est...

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