Protestations des agriculteurs : un terreau fertile pour la propagande russe

OPINION. La colère des agriculteurs des pays de l'Union européenne suscitée par la concurrence déloyale des produits agricoles en provenance de l'Ukraine est largement relayée par Moscou qui cherche à mettre en difficultés les gouvernements concernés. En réalité, une analyse détaillée montre que ces importations ont un impact limité. Par Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de « Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique » (Éd. de l'Observatoire).(*).
Nicolas Tenzer.
Nicolas Tenzer. (Crédits : Hannah Assouline)

L'utilisation par la propagande russe des mouvements de protestation les plus divers n'est en rien nouvelle : ce fut le cas avec Black Lives Matter et Occupy Wall Street, sans parler de l'insurrection du 6 janvier 2021, aux États-Unis, du mouvement anti-migrants Pegida en Allemagne, des Gilets Jaunes en France, et des mouvements anti-vaccins ou des protestations contre les mesures sanitaires pendant la crise de la Covid-19 dans plusieurs pays. Certes, le Kremlin n'est pas à l'origine de ces mouvements, mais à chaque fois il a cherché à les amplifier à travers les réseaux sociaux et sur les boucles WhatsApp et Telegram. La découverte d'un réseau tentaculaire en France de faux médias (plus de deux cents) servant, selon le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, à « coloniser les esprits », autrement dit à les polluer à grand renfort de propagande favorable à Moscou et anti-Ukraine, a également démontré, articles à l'appui, la volonté du Kremlin de « forcer le trait » sur le danger que représenterait la concurrence de l'Ukraine pour les agriculteurs français.

Il ne s'agit pas ici de prétendre que les raisons de la colère agricole dans plusieurs Etats membres de l'Union européenne (UE) sont sans fondement, mais de comprendre comment, à travers ses manifestations, Moscou a tenté de faire avancer ses propres objectifs.

Miner la cohésion nationale

Le premier est propre à tous les mouvements de protestation : la Russie vise à attiser tous les troubles pour diviser les sociétés, répandre l'anxiété et la discorde et miner en quelques sorte la cohésion nationale en créant des difficultés pour les gouvernements en place. Les affaiblir correspond à un double but : d'une part, les rendre moins aptes à faire face aux menaces provenant de Moscou, d'autre part, renforcer les partis extrémistes généralement plus complaisants à son égard. Dans le cas des protestations des agriculteurs, il s'est aussi agi pour le Kremlin de miner le soutien des démocraties à Kyiv et, en particulier, de faire monter l'opposition à l'intégration de l'Ukraine, avec laquelle l'UE a ouvert en décembre 2023 les négociations d'adhésion. Cela permet à Moscou de faire d'une pierre deux coups.

On a vu ainsi une inquiétude compréhensible de certains mouvements agricoles envers la perspective d'ouverture à l'Ukraine des bénéfices de la politique agricole commune (PAC) montée en épingle. Il faudra certes que les gouvernements européens répondent à cette préoccupation, mais le sujet est pour le moins prématuré. De même, certains sujets immédiats ont été amplifiés : l'arrivée sur le marché français de poulets ukrainiens, mesure de solidarité, mais qui n'a eu aucune conséquence sur les producteurs locaux compte tenu du pourcentage infime que les volailles ukrainiennes représentent dans les ventes totales - les importations de poulet ukrainien représentent moins de 1 % du total du poulet importé en France selon les douanes françaises, ce qui ne saurait correspondre à un risque de déstabilisation du marché pointé par certains. Le principal producteur de volailles d'Ukraine, le géant de l'agroalimentaire MHP, a même été ciblé directement par le président Emmanuel Macron au prétexte qu'il ne « respecterait pas les règles » prévalant dans le reste de l'UE en matière sanitaire et de bien-être animal. Là encore, selon son président, il s'agit d'un fantasme, MHP étant certifié par la Commission européenne, dont les services visitent régulièrement ses installations pour s'assurer du respect des normes environnementales et du bien-être animal. Il en va de même en Pologne notamment, secouée par les mêmes protestations, où rien ne démontre que la concurrence des céréales ukrainiennes, elles aussi peu nombreuses, constitue un danger réel pour les cultivateurs polonais.

Construire un discours positif

Si la question de l'intégration de l'Ukraine au sein de l'UE est relativement lointaine - dans le meilleur des cas 2030 -, cette crise montre aussi de la nécessité, dès aujourd'hui, de songer à la meilleure manière de contrer les peurs et de construire progressivement un discours positif et de montrer les mensonges de la propagande russe.

D'abord, lorsque Kyiv rejoindra l'UE, nous serons dans un nouveau régime de la PAC, l'actuel courant jusqu'en 2027. Il y a aura donc de nouvelles négociations et cela sera le moment pour tenir compte de l'impact de l'adhésion de l'Ukraine sur les dispositifs techniques et la répartition des fonds de l'UE. Il faudra naturellement prendre en considération le poids de l'Ukraine au sein de l'agriculture des États membres et éviter que son arrivée se fasse au détriment des pays déjà membres de l'UE. N'oublions pas non plus que l'Ukraine a été victime d'un écocide - songeons à la destruction par les Russes du barrage de Kakhovka - et qu'une grande partie de ses terres, minées à grande échelle par la Russie, ne seront pas à nouveau exploitables avant au moins dix ans.

Ensuite, beaucoup redoutent que l'Ukraine, dont les normes environnementales et phytosanitaires sont aujourd'hui moins contraignantes que celles en vigueur pour les agricultures européennes, ne conduisent à une concurrence déloyale. L'argument est absurde, puisque, par définition, l'agriculture ukrainienne devra appliquer ces mêmes normes - ce qu'elle a déjà commencé à faire, nous l'avons dit, dans l'industrie de la volaille. Il existe aujourd'hui des différenciations qui peuvent apparaître comme problématiques, mais cela sera aussi une occasion de revoir les dispositifs inadaptés. Il en sera de même en matière de coûts de la main-d'œuvre : l'Ukraine devra s'adapter aux standards européens, également en matière agricole, et ses avantages liés aux salaires bas devraient logiquement s'atténuer.

Par ailleurs, le propre de l'agriculture ukrainienne, ce qu'on a bien vu avec les blocages russes sur les exportations de produits agricoles ukrainiens (céréales, oléagineux), est d'être largement dirigée vers les pays tiers, l'Ukraine étant en ce domaine peu en concurrence avec les pays de l'UE. Les besoins, notamment des pays du Sud, sont tels, que ceux-ci ont une possibilité d'absorption tant des produits ukrainiens que de ceux des autres pays de l'UE.

L'Ukraine, une alternative au soja brésilien

En quatrième lieu, l'Ukraine est déjà un terrain extrêmement propice à de nombreuses industries agroalimentaires, notamment françaises. Son adhésion à l'UE constituera un avantage considérable pour elles et constituera une source significative de revenus supplémentaires, ce qui apportera des retombées significatives sur les économies européennes. De plus, l'adhésion de l'Ukraine à l'UE représentera une alternative potentielle et durable à l'achat de soja au Brésil. Le coût d'une non-adhésion serait en revanche élevé et renforcerait nos concurrents directs en provenant des pays tiers.

Enfin, le poids agricole considérable de l'agriculture ukrainienne au sein du PIB agricole des pays de l'UE donnera à celle-ci un pouvoir accru de négociation dans les discussions d'accords de libre-échange avec les pays tiers. Avec l'Ukraine, dans ce domaine comme dans d'autres, l'Europe sera plus forte.

Au-delà de certains mouvements extrémistes qu'on a vu apparaître en France lors de la crise agricole récente, et qui ne sont pas représentatifs de la majorité des agriculteurs, les organisations représentatives du monde agricole feraient bien de ne pas embrasser des récits distordus et trompeurs qui, s'ils gagnaient en importance, seraient non seulement nuisibles à l'Ukraine, mais aussi aux intérêts bien compris des agriculteurs européens. Quant à un nouveau protectionnisme agricole, mieux vaut y réfléchir à deux fois lorsqu'on sait que le commerce extérieur français, très déficitaire dans son ensemble, est largement excédentaire dans le domaine agricole.

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(*) Nicolas Tenzer, enseignant à Sciences-Po Paris, non-resident senior felllow au Center for European Policy Analysis, blogger sur les questions internationales et de sécurité sur Tenzer Strategics, vient de publier Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Éditions de l'Observatoire, 2024).

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Commentaires 3
à écrit le 04/03/2024 à 11:13
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Merci ! De nous avoir rapporter "la propagande russe" parce qu'elle est inaudible et qu'elle passe mieux par les médias occidentaux ! ,-)

à écrit le 04/03/2024 à 11:06
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A qui le Brésil vendra-t-il son soja ? En attendant, une centrale vertueuse car brûlant du bois importe du bois du Brésil, pour le brûler vu que le bois c'est 'bio', mais des millions de tonnes, ça doit bien être coupé quelque part, le bois est bio q...

à écrit le 04/03/2024 à 10:55
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"le poids agricole considérable de l'agriculture ukrainienne au sein du PIB agricole des pays de l'UE donnera à celle-ci un pouvoir accru de négociation dans les discussions d'accords de libre-échange avec les pays tiers" LOOOOOOOOOOOOOOOL !!! Je sui...

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