Régulation des grandes plateformes numériques : les enseignements à tirer des initiatives britanniques

ANALYSE. La capacité des seules règles de concurrence à répondre aux enjeux posés par la puissance de marché des grandes plateformes numériques a montré ses limites. La Commission européenne va présenter des initiatives en la matière. De leur côté, les autorités britanniques ont déjà mis en place des mesures qui offrent de nombreux enseignements. Par Erwan Le Noan, partner Altermind, membre du Conseil scientifique de la Fondation pour l'innovation politique, et Frédéric Marty, CNRS - GREDEG - Université Côte d'Azur.
En ce début de mois de décembre, la Commission européenne va mettre en oeuvre des propositions édictées dans le cadre du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA) portés par les commissaires européens Thierry Breton (photo) et Marghrete Vestager.
En ce début de mois de décembre, la Commission européenne va mettre en oeuvre des propositions édictées dans le cadre du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA) portés par les commissaires européens Thierry Breton (photo) et Marghrete Vestager. (Crédits : POOL New)

Bien que nous ne sommes plus qu'à un mois du Brexit, nous devons plus que jamais être attentifs aux initiatives prises par le gouvernement britannique. De façon générale, le pragmatisme d'Outre-Manche pourrait inspirer bon nombre de nos politiques publiques. De façon spécifique, elles peuvent donner des pistes intéressantes pour la mise en œuvre des propositions que va faire la Commission européenne au début de ce mois de décembre dans le cadre du Digital Services Act (DSA) et du Digital Markets Act (DMA) portés par les commissaires européens Thierry Breton et Marghrete Vestager.

Que cela soit au Royaume-Uni ou au sein de l'Union européenne, de mêmes interrogations, dont le centre de gravité s'est déplacé du champ académique vers le champ politique, se sont faites jour sur la capacité des seules règles de concurrence à répondre aux enjeux posés par la puissance de marché des grandes plateformes. Ces GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), forment un groupe d'entreprises innovantes, qui doivent leurs positions à leurs seuls mérites. Ce groupe s'avère bien hétérogène en ce que les modèles d'affaires des entreprises concernées n'ont que peu en commun et que leurs degrés de dominance sur leurs marchés "historiques" respectifs sont, somme toute, différents.

Cependant, malgré cette hétérogénéité, une foisonnante production académique et une luxuriante édition de rapports ont souligné les limites, réelles ou supposées, des outils traditionnels du droit de la concurrence (sanction pécuniaire et injonctions comportementales). La Commission européenne a à ce titre, par exemple, vu ses trois décisions Google successives (Shopping en 2017, Android en 2018 et AdSense en 2019) faire l'objet de critiques en ce qu'elles n'auraient pas permis de rétablir la concurrence dans les marchés concernés. Pour autant, les amendes prononcées par la Commission ont été historiquement élevées et les remèdes concurrentiels imposés pouvaient apparaître comme exigeants.

Ces critiques ont été doublées de critiques portant sur l'inadaptation du contrôle des concentrations notamment dès lors qu'il s'agit d'acquérir des startups dont les parts de marchés (voire les chiffres d'affaires) sont encore très faibles.

Si certaines analyses mériteraient d'être discutées, elles ont néanmoins déjà nourri de nombreuses propositions en faveur d'une intervention plus offensive pour faire évoluer la politique de concurrence dans le numérique, allant du renforcement des outils à disposition des autorités à des démantèlements de grandes plateformes en passant par la mise en œuvre d'une régulation spécifique.

La mise en œuvre de l'outil de régulation concurrentielle, telle que conçue par les pouvoirs publics, fait dès lors face à des difficultés spécifiques dans les écosystèmes numériques. Les ambitions des régulateurs sont grandes : il s'agit à la fois de préserver les conditions d'une concurrence pour le marché, c'est-à-dire d'une concurrence entre écosystèmes, mais également d'une possibilité d'entrée de nouveaux compétiteurs et de garantir une concurrence libre et non faussée dans le marché, c'est-à-dire à l'intérieur des écosystèmes que constituent Google, Amazon, Facebook, etc.

Des propositions existent ainsi, sans être toujours pleinement évaluées, pour installer des règles posées ex ante en matière d'interopérabilité des services, de portabilité des données afin de faciliter la concurrence pour le marché en abaissant les barrières à l'entrée et réduisant les coûts de passage d'un écosystème à l'autre pour les firmes qui accèdent au marché via ces grands écosystèmes.

Les choses sont plus complexes pour s'assurer de la concurrence dans le marché. Les entreprises utilisatrices ne risquent-ils pas d'être exposés à des distorsions de concurrence sur les plateformes ? C'est la problématique des discriminations au profit des services directement fournis par la plateforme : les pratiques de self-preferencing. Ne sont-elles pas exposées à des abus de dépendance économique ? Ces questions étaient au cœur des décisions Google. Elles sont également cruciaux dans la procédure ouverte par la Commission européenne contre Amazon.

Règlementer le platform-to-business

Elles posent cependant des problèmes spécifiques en matière de politique de concurrence : une intervention ex post peut-elle être curative ? Ne vaut-t-il pas mieux prévenir les risques ex ante par une supervision spécifique ? Cette solution n'est-elle pas, elle-même, empreinte de lenteurs et de fragilités dans une économie marquée par la disruption constante, risquant de priver les consommateurs des gains d'efficience et des innovations développées par les plateformes ? Les objectifs visés ne sont-ils pas plus larges que ceux traditionnellement assignés au droit de la concurrence ? La concurrence dans le marché (i.e. dans les écosystèmes et non entre écosystèmes) met en jeu des valeurs telles que l'équité, le pluralisme ou la prévention des déséquilibres contractuels significatifs qui ne sont pas illégitimes, mais qui semblent a priori éloignés du strict périmètre du droit de la concurrence.

En d'autres termes, tel que l'analyse les régulateurs, le pouvoir économique des grandes plateformes s'exprime au travers de deux caractéristiques : leur caractère de porte vers le marché (gatekeeper position) et leur pouvoir de régulation privée sur leur écosystème (structuring power). Tant les autorités britanniques que la Commission doivent trouver le bon équilibre.

La Commission, qui a déjà posé des premiers jalons sur cette voie avec le règlement platform-to-business de juin 2019, se prépare à annoncer de nouvelles initiatives en ce début de décembre. Les initiatives annoncées par les britanniques le vendredi 27 novembre sont donc particulièrement intéressantes à analyser.

Celles-ci se fondent sur un rapport établi par Jason Furman en mars 2019 (1) et sur une enquête sectorielle engagée par la Competion and Market Authorities (CMA) dont les conclusions ont été publiées en juillet 2020 (2). Celles-ci ont préconisé la mise en place d'une instance de régulation spécialisée, la Digital Markets Unit (DMU) qui inclut la Digital Markets Task-Force dont la création annoncée vendredi est la préfiguration (3). Ce régulateur ne va pas superviser tous les marchés numériques, qui sont appelés à couvrir une bonne partie de notre économie, mais des « écosystèmes » en particulier : Google et de Facebook. En d'autres termes, la régulation va être asymétrique et sélective. Les deux plateformes ont été identifiées au travers de l'enquête sectorielle comme exerçant un pouvoir de marché significatif et pérenne respectivement sur le marché de la recherche en ligne, et sur la publicité qui lui est reliée, et sur le marché des réseaux sociaux, et de la publicité liée à l'affichage en ligne (display).

Selon le CMA, qui a choisi de retenir une analyse peu favorable aux plateformes, cette dominance forte et peu contestable par d'autres compétiteurs se traduit par plusieurs dommages concurrentiels. Le premier est un dommage à l'innovation. Le deuxième dommage est un renchérissement des prix des produits et des services pour les consommateurs. Le paradoxe n'est qu'apparent. Même si le service rendu par des plateformes comme Google et Facebook est gratuit pour les utilisateurs, les annonceurs qui font face à des prix croissants sur le second versant du marché peuvent répercuter ces hausses sur le prix de leurs produits. Le troisième dommage est, selon le CMA, un dommage en matière de qualité. La réduction de la pression concurrentielle fait que les consommateurs ne peuvent se détourner de la plateforme dominante même s'ils sont de plus exposés à des messages publicitaires. Le quatrième dommage tient à la réduction de la liberté de choix du consommateur et l'amoindrissement de sa capacité à exercer un pouvoir de marché compensateur. Les conditions d'accès à la plateforme sont celles d'un contrat d'adhésion : les conditions sont à prendre ou à laisser. Le cinquième dommage est, toujours selon le régulateur, un dommage aux tiers, c'est-à-dire aux entreprises dépendantes des plateformes concernées qu'il s'agisse des partenaires commerciaux ou des entreprises de presse (4).

La régulation qui sera mise en œuvre au Royaume-Uni va reposer sur l'édiction et la mise en œuvre de codes de conduite qui vont permettre de définir des objectifs de politique publiques dans le fonctionnement interne des écosystèmes et conduire à contrebalancer les déséquilibres en termes de pouvoirs de négociation entre les grandes plateformes et les utilisateurs. Le gouvernement britannique dit viser à améliorer le contrôle que peuvent avoir les consommateurs sur leurs données et renforcer leur liberté de choix, garantir une concurrence équitable pour les PME devant passer par les plateformes pour accéder au marché et enfin permettre aux media de bénéficier d'une juste rémunération pour leur travail.

Des mesures importantes pour l'avenir

Des codes de conduites sont donc appelés à être établis pour les plateformes qui ont un statut de marché stratégique. Ils doivent porter trois objectifs : l'équité dans la concurrence, la préservation de la liberté sur le marché (liberté de choix, liberté d'accès) et enfin la confiance et la transparence dans les transactions. Ces trois objectifs sont bien entendus déjà portés par les règles de concurrence mais peuvent voir leur effectivité renforcée par des engagements ex ante associés à une supervision publique. Cette supervision ne sera pas assurée que par coups de projecteur (dans le sens d'une sunshine regulation). Son effectivité va reposer sur des recommandations ex ante et de possibles sanctions. L'unité dédiée à la supervision des plateformes numériques concernées pourra mettre en œuvre trois mesures à même de favoriser une concurrence pour le marché et de sanctionner d'éventuels pratiques faisant obstacle à une concurrence libre et non faussée dans le marché. Ces mesures sont les suivantes : accès aux données, interopérabilité des services, supervision des biais dans les choix des consommateurs qui peuvent découler d'options par défaut et enfin remèdes structurels, c'est-à-dire des cessions d'activités si la régulation s'avère insuffisante.

Il ne s'agit pas de faire des propositions britanniques une panacée. Chacune de ses mesures peut être discutée en termes juridiques et économiques. Cependant, elles sont particulièrement intéressantes à mettre en parallèle avec ce qui pourra être décidé au sein de l'Union.

  • Premièrement, l'importance des enquêtes sectorielles. Les propositions britanniques sont forgées sur celle rendue par la CMA (Competition and Markets Authority) en juillet dernier. Le nouvel instrument concurrentiel européen qui sera introduit dans le cadre du DMA (Digital Markets Act) est possiblement appelé à reprendre de nombreux traits de cet instrument entré dans l'arsenal britannique en 2002 avec l'Entreprise Act et vis-à-vis duquel la Commission avait été pour le moins dubitative.
  • Deuxièmement, l'importance de conjuguer une régulation participative fondée sur des codes de bonne conduite et dont la mise en œuvre est déléguée aux firmes concernées et l'existence de règles préalables visant à préserver la possibilité de la concurrence (de type faire et ne pas faire) et de possibilités de remèdes radicaux en cas de manquement, lesquels sont difficiles à imposer au travers de procédures concurrentielles.
  • Troisièmement, l'importance d'une approche pragmatique visant d'abord à préserver les gains économiques liés au numérique et surtout de préserver des valeurs concurrentielles qui sont des valeurs quasi-constitutionnnelles (5) : la liberté de la concurrence, la garantie d'une concurrence non faussée dans les écosystèmes dotés d'un statut de marché stratégique et la garantie que chaque acteur de marché puisse prendre ses décisions librement.

C'est une petite révolution dans la régulation.

 _____

(1) Furman J. and al., (2019), Unlocking digital competition. https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/785547/unlocking_digital_competition_furman_review_web.pdf

(2) https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/939008/government-response-to-cma-study.pdf

(3) https://www.gov.uk/government/news/new-competition-regime-for-tech-giants-to-give-consumers-more-choice-and-control-over-their-data-and-ensure-businesses-are-fairly-treated

(4) Voir à ce titre la Cairncross Review remise au gouvernement britannique en décembre 2019. https://www.gov.uk/government/publications/the-cairncross-review-a-sustainable-future-for-journalism

(5) Voir le rapport rédigé par Phillip Marsden et Rupprecht Pozdum : « Restoring Balance to Digital Competition - Sensible Rules, Effective Enforcement » pour le compte de la Fondation Konrad Adenauer. https://competition-forum.com/on-the-study-restoring-balance-to-digital-competition-sensible-rules-effective-enforcement-interview-with-rupprecht-podszun/

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