Si la ficelle est grosse, elle est régulièrement utilisée par les élites politiques françaises : renvoyer la « faute » à Bruxelles, faire endosser la responsabilité à la Commission européenne des projets en réalité portés à l'origine par Paris. Exemple le plus récent : EDF, l'électricien national. Début octobre, une fuite dans la presse va en effet laisser croire à l'opinion et aux salariés du groupe public que c'est en fait Bruxelles qui réclame son « démantèlement » : selon une note de l'APE, l'agence des participations de l'Etat sise à Bercy datée du 6 mai, et intitulée « régulation économique du parc nucléaire existant : Schéma Hercule et garanties de gouvernance apportées », la Commission européenne privilégierait « une holding sans rôle opérationnel ni contrôle sur ses filiales et une indépendance entre celles-ci ».
Sortie de son contexte, cette note semble donc accréditer l'idée que la scission d'EDF serait à l'origine une exigence européenne. Ce véritable storytelling présente finalement le projet « Hercule » de réorganisation de l'électricien, comme un moindre mal face au diktat bruxellois. Dans ce scénario, l'Etat français privilégierait la conservation d'un groupe intégré contre vents et marées... C'est en tout cas le discours tenu par le gouvernement aux différents syndicats de l'électricien.
Sauf que l'histoire est tout autre. « Il faut tout de même rappeler qu'au départ, c'est la France qui est demandeur de négociations à Bruxelles au sujet d'Electricité de France », souligne un très bon connaisseur du dossier. Et pour cause : la scission d'EDF est en réalité un projet porté dès l'origine par l'Elysée comme La Tribune l'avait rappelé en décembre 2019 (Quand l'Etat reprend en main EDF avec son projet Hercule). Un projet ancien : quand Emmanuel Macron est ministre de l'Economie, il reçoit les conseils des banquiers d'affaires Jean-Marie Messier et François Roussely (qui fut PDG d'EDF), qui travaillent alors pour l'APE sur le dossier sensible d'Areva. C'est ainsi qu'en mars 2016, l'actuel chef de l'Etat déclare lors d'une audition à l'Assemblée Nationale que « le statut d'objet coté du nucléaire français [n'était] pas satisfaisant » et qu'une évolution pourrait consister à « rompre le lien entre les activités dans le domaine du nucléaire France et le reste du groupe ». À l'époque, il conclue toutefois son intervention de ministre sur la difficulté de mettre en oeuvre un tel schéma qui « impliquerait [...] un démantèlement ».
Une prudence qui n'est plus du tout de mise une fois l'élection présidentielle passée. Ainsi, dès l'automne 2017, et dans la plus grande discrétion, c'est bien Alexis Kohler et Emmanuel Macron à l'Elysée qui travaillent sur un projet de scission d'EDF. L'idée est alors de couper en deux EDF afin de financer la relance du programme nucléaire - une relance récemment confirmée par le président lui-même qui, lors d'une visite au Creusot dans une usine Framatome a expliqué que « notre avenir énergétique et écologique passe par le nucléaire ».
D'un côté, il s'agit ainsi de sanctuariser les activités nucléaires dans un groupe 100 % public, de l'autre, il est envisagé de privatiser les autres activités, notamment les énergies renouvelables. Dans ce schéma, la branche nucléaire sera amené à vendre au même prix l'électricité des 58 réacteurs à toutes les entreprises qui le souhaitent : Engie, Total (Direct Energie), ainsi que la branche commerciale d'EDF : « la véritable contrepartie de la nationalisation du nucléaire, c'est que cette EDF réorganisée n'aura plus la propriété de la commercialisation de son électricité produite », nous commentait un ancien cadre il y a quelques mois. Vendre à prix fixe l'ensemble de la production nucléaire du groupe signifie élargir le mécanisme de l'Arenh (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) à 400 TWh (contre 100 actuellement).
C'est justement ce mécanisme, proposé par le gouvernement français, qui est actuellement en négociation à Bruxelles. De son coté, la commission souhaite la séparation de l'outil de production nucléaire de la commercialisation, la suppression du tarif réglementé de vente d'électricité (TRVE), et la mise en concurrence des concessions hydrauliques. S'il y a bien un ancien PDG d'EDF qui est vent debout contre un tel projet, c'est Henri Proglio, l'amenant même à écrire un livre, Les Joyaux de la Couronne (Robert Laffont), dans lequel il critique vertement cette scission de l'électricien national, rappelant que « rien ne justifie qu'une magnifique entreprise comme EDF soit désormais reléguée au rang de producteur indépendant sous contrôle étatique », et estimant qu'« en vendant les réseaux, on coupe la production du consommateur et on désoptimise une nouvelle fois le système ».
Et l'ancien PDG d'EDF de mettre les pieds dans le plat : « Se pourrait-il que les actifs dédiés au retraitement du combustible nucléaire au démantèlement des installations, qui s'élèvent dans les comptes d'EDF à 41 milliards d'euros, tentent quelques uns à Bercy ? Avec un parc nucléaire entièrement renationalisé on pourrait par exemple échanger lesdits actifs sonnants et trébuchants contre une garantie d'Etat. Les déficits publics se réduiraient sans douleur et sans réformes, en laissant la facture aux successeurs ». Bref, pour Proglio, c'est entendu, cette sanctuarisation du nucléaire à EDF et le projet Hercule sont avant tout guidés par une logique financière, de banquiers d'affaires, et non le résultat d'une stratégie industrielle.
Dans ce contexte difficile pour EDF, l'actuel PDG, Jean-Bernard Lévy tente par tous les moyens de préserver un semblant de groupe intégré. Le patron plaide ainsi auprès du château pour préserver l'idée d'une holding de tête rassemblant l'ensemble des holdings qui doivent être créées à terme dans le cadre d'Hercule. Un combat qui sera difficile à gagner tant il ne semble pas avoir les faveurs de l'Elysée, malgré les affirmations du gouvernement sur sa volonté de préserver un groupe « intégré ». Une ambiguïté qui n'est pas nouvelle : en avril 2019, quand le projet « Hercule » a été dévoilé dans la presse, les communicants ont alors réussi à faire croire qu'il s'agissait du projet de Jean Bernard Lévy, et non de l'Elysée. Et aujourd'hui, le sort d'EDF dépend toujours du bon vouloir de Jupiter, plus que de Bruxelles. N'oublions pas qu'Hercule dans la mythologie est bien son fils...
Sujets les + commentés