Un espace en expansion

Quel lien entre le monde du numérique et le monde du spatial? Par Jean-Jacques Dordain, membre de l'Advisory Board de spaceresources.lu

Un an déjà! Je quittais la Direction Générale de l'Agence Spatiale Européenne, avec le regret de fermer un chapitre et l'excitation d'en ouvrir un autre. Le regret s'est estompé à mesure que l'excitation a grandi. La pression du quotidien est partie, laissant plus de place pour observer, écouter, échanger, réfléchir... et conseiller, proposer et construire pour des gouvernements et des entrepreneurs qui me l'ont demandé. Mais aussi plus de place pour recevoir les questions, les impatiences et les attentes de nombreux étudiants du monde entier et leur donner en retour expérience et leçons apprises non seulement dans ma carrière professionnelle mais aussi dans mon parcours personnel, tant il est vrai qu'une carrière bien remplie doit s'accompagner du développement de la personne pour éviter de n'être qu'un rôle ou une fonction. Bref, le long-terme a pris le pas sur le court-terme, et la distance de l'objectif m'oblige à m'accompagner de trois viatiques, innovation, coopération et éducation.

Dans cette première tribune, j'aborderai l'innovation. Parmi les différents projets pour lesquels je travaille aujourd'hui, deux d'entre eux sont à l'initiative du gouvernement du Luxembourg qui a annoncé le 3 Février dernier la création de spaceresources.lu et qui a organisé les 10 et 11 mai derniers la rencontre entre le monde du numérique et le monde spatial, deux initiatives qui stimulent l'innovation et contribuent à dessiner le monde de demain.

Un monde qui rétrécit et qui accélère

Le monde change et va continuer à changer de plus en plus vite. Ces changements rétrécissent le monde par l'accélération du temps, et le rendent de plus en plus complexe à modéliser par des lois simples, et de plus en plus difficile à planifier et à prédire, créant incertitudes et craintes sur l'avenir à court terme. Paradoxalement, le long terme est plus clair avec la certitude de bouleversements importants, que ce soit sur l'évolution de la population dans le monde, sa répartition géographique et par âge, sur l'évolution du climat global et ses conséquences locales, ou sur la consommation de matières premières et des difficultés croissantes à les extraire sans impact environnemental, ce qui réclamera de nouvelles approches et de nouvelles solutions.

L'accès à l'espace et la révolution numérique ont contribué aux changements que nous vivons et joueront un rôle encore plus important dans la gestion des bouleversements qui nous attendent . Cette analyse est le point de départ des initiatives du gouvernement luxembourgeois, qui avait déjà démontré il y a 20 ans sa capacité à anticiper le changement en créant l'opérateur de télécommunications par satellite SES et en lui donnant les moyens de devenir le plus grand opérateur à l'échelle globale.

La contribution commune de l'espace et de la révolution numérique à ces changements est de réduire les distances, d'estomper les frontières, de multiplier les connections et la quantité de données disponibles pour chacun d'entre nous, de les distribuer instantanément, faisant du monde un ensemble de réseaux connectés, redistribuant la connaissance et le pouvoir entre la multitude et les institutions.

Dans ces changements, l'espace a joué un rôle très particulier en envoyant des hommes loin de la Terre, qui sont devenus autant de témoins à avoir vu cette planète Terre unique, une et finie. C'est l'héritage historique du programme Apollo qui nous a fait prendre conscience que le futur de l'humanité est lié à la planète Terre, que ce futur est collectif, et qu'il dépend de notre capacité à gérer une quantité finie de ressources ou à ouvrir l'accès à d'autres ressources au-delà de la planète.

La rencontre du monde numérique et du monde spatial, moteur d'innovation

Le monde numérique a pris l'initiative d'investir dans l'espace, essentiellement pour tirer parti de la capacité unique des satellites de collecter légalement toutes sortes de données à partir de n'importe quel point de la Terre et de les redistribuer en tout autre point connecté ou non, fixe ou mobile.

Au-delà des slogans qui ne font pas une stratégie, et d'une communication qui enjolive la réalité, puisque l'investissement privé dans l'espace ne représente pour le moment que 10% de l'investissement public dans le monde, le monde numérique apporte au monde spatial non seulement des nouvelles sources de financement mais aussi de nouvelles approches, de nouveaux processus, un nouveau rythme, une prise de risque plus déterminée, des coûts plus bas, en bref une approche de marché concurrentiel qui ne peut qu'améliorer et que se conjuguer avec l'approche de découverte du spatial.

Ce n'est donc pas le monde numérique qui prend le pas sur le monde spatial, ce sont deux mondes différents qui ont besoin l'un de l'autre et qui se nourrissent mutuellement. Leurs objectifs sont communs et leurs approches complémentaires. Le monde numérique est fait de temps court et de ruptures, le monde spatial est fait d'efforts continus et de progrès qui fournissent le terreau sur lequel les entreprises à court terme peuvent se développer. Le partenariat entre ces deux mondes ne fait que commencer et il se développera sur une coopération d'intérêts et une compétition de solutions, moteur d'innovations et d'un futur durable.

En particulier, le monde numérique développera les moyens nécessaires pour d'une part, optimiser les moyens spatiaux de leur conception jusqu'à leurs opérations en orbite, en généralisant leur conception numérique et leur fabrication par impression 3D, en développant l'autonomie de leurs opérations et leur reconfiguration en orbite; et d'autre part pour multiplier la valeur économique et sociale des données fournies par les systèmes spatiaux, en les stockant, en organisant leur distribution, en les combinant entre elles et avec des données aériennes et terrestres pour les transformer en informations et en services : les banques les plus riches aujourd'hui sont les banques de données. C'est cette capacité de transformation qui fait exploser aujourd'hui le nombre et la variété de projets de nouveaux systèmes spatiaux de communications, d'observation et de navigation. Le succès de ces nouveaux projets, fondé sur la capacité de transformation des données spatiales par le monde numérique, permettra alors de consolider la demande qui seule assure la pérennisation des systèmes spatiaux, en générations successives d'infrastructures indispensables à la gestion de la planète Terre. Cette pérennité par la demande a été démontrée de façon spectaculaire par les systèmes spatiaux européens de météorologie, qui en sont déjà à la 3e génération de satellites en orbite géostationnaire et à la 2e génération de satellites en orbite polaire.

 L'espace, accès à de nouvelles ressources

Mais l'espace n'est pas qu'un outil au service de la gestion de la planète; c'est aussi un lieu riche en vestiges de la formation et de l'évolution de notre planète, et riche en ressources et matières premières de même nature que celles de la Terre. La recherche et l'exploration de ces vestiges sont en cours, de la lumière fossile du Big Bang jusqu'à l'exploration des comètes et des planètes sœurs de la Terre, Vénus et Mars, mais 97% de notre Univers nous est encore inconnu. L'exploitation des ressources spatiales est aujourd'hui limitée à l'utilisation de l'énergie solaire, que ce soit pour alimenter les satellites ou pour fournir une énergie alternative sur Terre.

Les ressources de notre planète ne sont pas infinies et leur consommation en croissance continue a d'ores et déjà comme conséquence le besoin d'en extraire certaines dans des conditions néfastes pour l'environnement. Mais à plus long terme, l'épuisement de certaines ressources est une menace qui nécessitera d'ouvrir l'accès à d'autres sources qui existent dans l'espace, en particulier dans les millions d'astéroïdes qui gravitent dans le système solaire. A long terme, la nécessité d'accéder aux ressources de l'espace est donc une évidence pour étendre la sphère économique de notre planète sans impact environnemental lié à leur extraction. De plus, cet objectif fournira une réponse face à une autre menace pour la Terre et son environnement, que constituent les impacts d'astéroïdes à la surface de la Terre, puisque l'extraction des ressources des astéroïdes nécessitera de savoir contrôler ces astéroïdes. L'initiative du Luxembourg transforme ainsi deux menaces à long terme en une chance pour le futur.

Malheureusement, l'évidence à long terme ne constitue pas pour beaucoup une raison suffisante pour agir à court terme, à cause de l'incertitude sur le calendrier. Cette incertitude, associée à la pression du court-terme, les exonère de toute initiative alors qu'il vaut toujours mieux être prêt que surpris quand le déluge arrive ! Cependant il est plus convaincant de bâtir l'action à court terme sur un chemin viable économiquement et techniquement, fait d'étapes successives ayant chacune un intérêt propre et constituant chacune un progrès supplémentaire vers un objectif dont l'intérêt est si grand qu'il exige de partir à point.

A court terme la viabilité des actions repose sur la convergence d'intérêts et sur les synergies technologiques entre le monde spatial et d'autres secteurs industriels et économiques, tels que ceux liés à l'extraction de ressources terrestres et sous-marines, la transformation de matières premières ou l'énergie. En effet les mêmes détecteurs infra-rouge et hyper spectraux peuvent être utilisés à la fois pour caractériser les types de ressources des astéroïdes et pour identifier les zones riches en ressources naturelles sur Terre ; les mêmes robots, pour les forages sur les astéroïdes et au fond des mers ; les mêmes processus de transformation de matières premières, sur Terre et dans l'espace. Cette première étape permettra de réunir sur les mêmes projets des mondes différents qui pourront là aussi créer de l'innovation par une coopération d'intérêts et une compétition de solutions.

Débloquer certaines contraintes

Cette première étape permettra en outre de débloquer certaines contraintes qui s'imposent aujourd'hui sur tous les grands projets d'exploration du système solaire. Aussi longtemps que nous devrons transporter à partir de la Terre chaque litre de carburant ou d'eau, chaque kilogramme d'infrastructure et d'instruments nécessaires à ces projets d'exploration, nous serons limités par la masse à emporter, par la durée du voyage (qui actuellement n'est quasiment pas propulsé pour limiter la masse de carburant à emporter depuis la Terre) et donc en distance.

Par exemple, aujourd'hui, tout départ de la Terre vers Mars se fait dans une fenêtre de lancement de quelques semaines tous les 2 ans pour profiter de la proximité de Mars avec la Terre et limiter ainsi la durée du voyage à quelques mois. Le jour où nous pourrons produire du carburant et de l'eau ainsi que fabriquer infrastructures et instruments dans l'espace à partir de ressources extraites de l'espace, ces contraintes auront été levées. Enfin, ces transformations faites au bénéfice de l'exploration du système solaire constitueront une étape décisive vers l'utilisation des ressources de l'espace dans la sphère économique de la Terre.

Voilà pourquoi je suis convaincu que l'initiative du Luxembourg spaceresources.lu est opportune, porteuse dès maintenant d'innovation, de coopération et de compétition, et attrayante pour entrepreneurs et investisseurs bien au-delà de l'Europe et du cercle spatial. L'arrivée d'entrepreneurs américains au Luxembourg illustre déjà la pertinence de l'initiative; et la triple culture du Luxembourg, minière, financière et spatiale, est une garantie de succès.

Jean-Jacques Dordain

Membre de l'Advisory Board de spaceresources.lu

www.spaceresources.lu

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.