Un Chinois à Bruxelles (6/6) : Où Yen identifie la "vieille Europe" au Far West

[ Série d'été - FICTION ] Yen Zhu est un jeune Chinois que son oncle Hu Zhu, dirigeant d'un fonds d'investissement, envoie au coeur des institutions européennes avec pour mission d'explorer le "centre" de l'Europe. Chaque soir, Yen Zhu écrit à son cher cousin resté en Chine, Xiao, à qui il confie ses impressions. Mais un mystérieux hacker -qui se fait appeler Alis Pink- a intercepté ses mails...
Difficile de s'enthousiasmer pour un projet aussi complexe et anxiogène par nature !

Bruxelles, le 20 juillet 2016

Cher Xiao,

J'ai revu ce matin Paulson qui m'a proposé de travailler pour lui. Il a décroché un contrat avec le producteur d'équipements automobiles ChemChina qu'un concurrent européen vient de dénoncer à la commission centrale pour concurrence déloyale, et craint les taxes à l'importation sur ses pneus. Il m'a laissé 48 heures pour décider. Mon vol pour New York est dans trois jours...

A y regarder de plus près, cette « union » me fait penser à un vaste champ d'expérimentation. Tout se passe comme si leurs dirigeants mettaient toute leur énergie à se mettre d'accord sur des règles... au point d'oublier de se demander quelles peuvent être leurs conséquences pratiques. Lorsqu'une nouvelle réalité entraîne leur résurrection, il se trouve toujours quelques mandarins pour rappeler qu'elles ont leur vie propre. Leur juridisme s'allie alors à un empirisme qui se pare des atours de la rationalité.

Leur seul langage commun: le droit

Chez nous, les rapports de pouvoir s'exercent d'abord. Et ensuite seulement, on les grave dans le marbre d'une décision politique : procès, nouvelle loi, nouvelle ligne du parti... tout est bon. Ici, c'est l'inverse, on trouve une formulation et des années plus tard, on l'applique à une situation nouvelle qui n'avait pas été prévue au départ, ce qui va contre toute logique, toute sagesse politique. Tresengue, lui-même juriste, assure que cette primauté du fait juridique n'a rien d'un déni de réalité mais repose sur un simple constat : le droit est leur seul langage commun.

« Les gens ici ont le chic pour transformer les combats politiques en débats juridiques... quitte à ce qu'ils tournent à la guerre sainte », a-t-il dit.

Effectivement, après le 23 juin, on n'a plus parlé ici que de « l'article 50 » : 262 mots rédigés sur un coin de table il y a presque quinze ans, au moment où les dirigeants ambitionnaient de rebaptiser « constitution » ce qui n'était que des traités internationaux censés les unir.

La "Vieille Europe" manifeste un réel esprit d'aventure

Ironiquement, c'est un Britannique qui en a été le maître d'œuvre, un certain John Kerr, m'a rappelé Nerov. Il reconnaît aujourd'hui qu'il n'aurait jamais pensé qu'il soit utilisé par son propre pays. La possibilité d'une sortie a été aménagée pour désarmer les plus hostiles à toute cette construction, ceux qui prétendaient que les peuples en étaient prisonniers. Mais personne n'a précisé en quoi consistait « sortir ». Un détail !

On dit les Européens conservateurs, tournés vers le passé. Il me semble au contraire que cette « vieille Europe » a une manière de procéder qui dénote un réel esprit d'aventure, voire qu'elle est franchement aventureuse. Un vrai Far West (politique), en somme! Je commence à comprendre pourquoi cette union d'Etats jouit d'une popularité toute relative dans la population.

Un projet complexe et anxiogène

Difficile de s'enthousiasmer pour un projet aussi complexe et anxiogène par nature ! La manière dont ils ont créé leur monnaie, l'euro, n'est finalement pas très différente. Ils savaient dès l'origine que cette zone de changes fixes était bancale, sans budget central, et pourtant ils l'ont fait... et ont attendu la première crise sérieuse pour la rendre un peu moins imparfaite.

Le mieux à faire est de rédiger mon rapport d'impressions. Cela m'aidera à décider... et éventuellement à convaincre Zhu que je dois rester ici. Cela ne devrait pas être trop difficile. Je le soupçonne de s'y attendre, et même peut-être, d'avoir manigancé tout cela avec l'aide de notre correspondant à Londres. Ne m'en veux pas si je te donne moins de nouvelles. Je te promets que je te reviendrai. En attendant, porte-toi bien, cher cousin

Ton Yen

PS : au fait, j'ai retrouvé le nom de cet auteur qui parlait de la meilleure manière de faire la connaissance d'un peuple ou d'une ville : Stefan Zweig. Il avait grandi, au centre de leur continent, dans la capitale de l'un de leurs empires en pleine décomposition, et avait vu l'émergence d'un autre qui avait entrepris d'éliminer la minorité religieuse à laquelle il appartenait. Il a beau avoir échappé au massacre, saisi de désespoir, il s'est finalement donné la mort au Brésil, en 1942. Je me demande bien ce qu'il pourrait penser de l'état de l'Europe aujourd'hui.

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