Avant ou après qu'elles aient voyagé sur la mer, il faut bien transporter les marchandises d'un point A à un point B. Ce que, dans la langue des professionnels de la profession, on appelle : le « pré et le post-acheminement ». Et c'est bien là que le bât blesse, dans un pays où le tropisme pour le camion empêche de massifier. De fait, les chiffres sont cruels. En 2020, 86% du fret à destination ou en provenance du port du Havre a ainsi transité à dos de poids-lourds contre seulement 57% à Anvers et 51% à Rotterdam.
La faible part modale du rail est en grande partie responsable de cet écart qui leste la compétitivité des grands ports de la Seine. Depuis deux décennies, celle-ci plafonne désespérément en dessous de 5% au Havre, quand elle ne régresse pas comme ce fut le cas cette année. Un score de nain. En cause notamment, la saturation de la ligne historique qui relie la place portuaire normande à la capitale : un point de passage obligé pour 80% des trains de conteneurs qui quittent l'estuaire ou y arrivent.
Et à la fin, c'est toujours le voyageur qui gagne
Tous les chargeurs le constatent : les convois de marchandises ont les plus grandes difficultés à se frayer un chemin entre les 1.500 Intercités, TER et Transiliens qui circulent chaque jour sur cette liaison, parmi les plus fréquentées de France.
Comme si cela ne suffisait pas, les importants travaux menés sur les voies - le chantier d'Eole en particulier - aggravent le cas du fret. Entre le voyageur et le conteneur, l'arbitrage se fait rarement en faveur du second lorsqu'il s'agit d'attribuer des sillons, autrement dit des créneaux de circulation.
« Comme les marchandises ne votent pas, on a tendance à sacrifier le fret sur l'autel du transport de passagers » déplore Stéphane Raison, futur patron de l'ensemble portuaire de la vallée de Seine. Lionel Le Maire, directeur logistique du groupe Soufflet, premier exportateur privé de céréales, est bien placé pour le savoir : « 15% des trains que nous programmons au départ de nos silos rouennais chaque année ne partent pas » peste t-il.
Quelques raisons d'espérer
Autant dire que la mise en service d'un nouvel itinéraire de délestage entre Le Havre et le Nord de l'Île-de-France (via Serqueux et Gisors dans l'Eure) est attendue de pied ferme. Au prix de près 300 millions d'euros d'investissement public, la ligne désormais électrifiée de bout en bout est enfin prête à accueillir ses premiers trains. A compter du 12 mars, vingt-cinq convois, soit l'équivalent d'un millier de poids-lourds et d'autant de tonnes de CO2, pourront circuler quotidiennement sur cet axe.
Une bonne nouvelle pour Samy Fouadh, directeur général de CMA CGM France. « Nous réalisons déjà 15 départs hebdomadaires sur l'axe Seine et nous avons l'ambition de faire plus. On a donc besoin de fréquences supplémentaires » souligne t-il. De son côté, la compagnie cheminote l'assure, elle sera au rendez-vous. « Nous proposerons des sillons de meilleure qualité et à de meilleurs horaires. De plus, nous avons mis en place une approche très orientée client, ce qui assez nouveau pour SNCF Réseau » vante Isabelle Delon, directrice clients & services de la branche infrastructures.
Le camion, plus rare et plus cher
Les mesures incitatives décidées ces derniers mois par le gouvernement en faveur du rail (baisse du prix des péages ferroviaires, subvention au transport combiné, investissements massifs en vallée de Seine...) laissent aussi espérer un rebond du trafic même si certains attendent de voir pour croire. « C'est le énième plan depuis une vingtaine d'années. Ses objectifs sont ambitieux et nous les saluons. Il faut maintenant les matérialiser » prévient un représentant de l'AUTF (Association des utilisateurs de transport de fret).
D'autres facteurs pourrait inciter les chargeurs à préférer le train : le déploiement de stratégies RSE plus étayées mais surtout le renchérissement et le rétrécissement de l'offre routière qui permet au rail de regagner de la compétitivité. « Même si la situation s'est détendue depuis la crise, le transport routier arrive en limite de production, en raison d'un manque de main d'œuvre qualifiée » constate Christian Boulocher, président de Seine Port Union qui coalise les unions portuaires du Havre, de Rouen et de Paris.
La route est droite mais la pente est rude
Ces trois éléments combinés suffiront-ils à assurer des lendemains chantants au fret ferroviaire ? Difficile d'en jurer. De fait, plusieurs (gros) obstacles se dressent encore sur la voie. La question clef des petites lignes capillaires, celles qui relient les usines ou les entrepôts de vrac aux grands axes, est loin d'être réglée. En piteux état pour beaucoup d'entre elles, elles nécessitent d'importants travaux que les entreprises peinent à assumer. « Le coût de la régénération de ces voies a été multiplié par trois voire par cinq » note ainsi le logisticien en chef du groupe Soufflet.
Parmi les autres freins, la congestion de l'Île-de-France n'est pas le moindre. Un contournement est à l'étude mais il ne verra pas le jour avant plusieurs années. Résultat, cela embouteille sur le rail. « C'est un combat quotidien pour conserver les créneaux de circulation dans la petite couronne parisienne » fait-on observer à l'AUTF. La massification passera aussi par l'aménagement de nouvelles zones de transit. « En région parisienne, il n'existe que quatre plateformes ferroviaires à capacité limitée » rappelle Stéphane Raison.
En d'autres termes, il faudra encore produire beaucoup d'efforts avant d'espérer que le train dame le pion au tout camion. L'enjeu n'est pas mince pour le futur Haropa. Si l'ensemble portuaire tient ses promesses d'augmentation de trafic, il faudra évacuer de plus en plus de conteneurs de préférence efficacement. Comme le résume le président de Seine Port Union : « On peut être très bon jusqu'au port, si on n'est pas bon jusqu'aux clients, cela ne sert à rien ». Une autre façon de rappeler que la bataille se gagnera aussi à terre.
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