LA TRIBUNE DIMANCHE - Emmanuel Macron a choisi Aya Nakamura pour représenter la France à la cérémonie d'ouverture des Jeux olympiques. Qu'en pensez-vous ?

JACK LANG - C'est un excellent choix ! Elle a une voix percutante. Ce sera un événement mondial. Pourquoi vouloir jouer petit bras plutôt que voir les choses en grand, ainsi que l'a imaginé Emmanuel Macron ? Aya Nakamura a une présence physique et vocale puissante. Elle est magique.

La chanteuse a subi une avalanche de critiques de l'extrême droite, notamment en raison de ses origines maliennes. Que traduisent-elles ?

Je suis révolté par les propos de Marine Le Pen. Révolté, mais pas étonné. L'extrême droite est constamment en éructations contre toutes les cultures neuves et originales, alors même que cette jeune femme appartient à un ensemble culturel français. Elle ne débarque pas de Mars, elle est franco-malienne. C'est une fierté et un bonheur qu'elle soit une des voix de la France. Ça rejoint mes conceptions profondes. La France n'est pas monocolore, elle est multicolore. L'idée est belle de lui demander d'interpréter une chanson d'Édith Piaf, si proche du peuple, qui fait corps avec notre histoire musicale et culturelle. C'est un mariage étonnant, détonant et donc réjouissant.

Marine Le Pen parle d'une « humiliation » pour le peuple français...

Où est l'humiliation ? C'est elle qui humilie le pays par sa méchanceté. Il est choquant de traiter Aya Nakamura dans des termes aussi vulgaires. Il y a trop souvent des gens qui ont une vision grisailleuse, tristounette, étroite, bornée, rance, vieillotte. Ce n'est pas la France. Ras-le-bol des petits chipoteurs, des pisse-vinaigre, de tous ceux qui toujours ramènent les grands sujets comme l'Europe, la culture, l'éducation à de petites considérations. Le pays serait collectivement de meilleure humeur si nous continuions à l'avenir à voir les choses en grand et, si j'ose dire, en couleurs. Et d'ailleurs, si on faisait un référendum, je suis certain que le choix d'Emmanuel Macron et des équipes des Jeux olympiques serait ratifié.

Ces critiques rappellent celles qu'avait dû essuyer Jessye Norman en 1989, lorsque vous étiez ministre de la Culture et du Bicentenaire...

Le bicentenaire de la Révolution française a été célébré partout dans le pays et dans le monde. Avec l'équipe du ministère de la Culture, nous avions imaginé un événement qui, retransmis par les télévisions de la planète entière, montrerait une France heureuse, fière d'elle-même, ouverte à toutes les cultures. Nous avions choisi pour le final de cette parade, place de la Concorde, la grande cantatrice Jessye Norman. Elle avait une voix sublime, une prestance, une allure de reine. Et déjà, à ce moment-là, j'ai entendu les mêmes bêtises, pas seulement du Front national, mais d'une partie de la presse et même de la droite classique. On nous reprochait de faire appel à une Américaine, au demeurant noire. Et quoi d'autre encore ? À travers cette illustre soprano qui était amoureuse de la France, nous voulions grandir La Marseillaise, chant universel de la liberté, de la Révolution française et de la France. Finalement, le triomphe de cette parade a balayé ces petites polémiques secondaires.

(En 1989, le choix de Jessye Norman pour interpréter « La Marseillaise » lors du bicentenaire de la Révolution française avait déjà été critiqué par l'extrême droite. Crédits : © DR)

Cela veut dire que, trente-cinq ans plus tard, rien n'a changé ?

Le peuple français est un peuple tolérant, et ça n'a pas changé. Il y a des racistes en France, ce n'est pas nouveau. Les racistes sont malheureusement une catégorie qui ne disparaît pas aisément et qui se perpétue à travers les temps et les âges. Certains dirigeants d'extrême droite vivent de la colère qu'ils entretiennent, et se nourrissent, tels des vautours, des peurs, des angoisses, des inquiétudes. Mais un pays se construit sur l'enthousiasme, l'élan, l'imagination. Les Jeux olympiques, c'est tout ça à la fois.

Qu'est-ce que cela dit du pays et de ses fractures identitaires ? La France « black, blanc, beur » de la Coupe du monde 1998 n'était-elle qu'une parenthèse ?

Il y a évidemment une minorité de gens qui sont excités par des démagogues qui abusent en permanence de commentaires pour créer l'événement autour de petites choses. Mais je n'aime pas trop l'expression « fracture identitaire ». Globalement, quel que soit le résultat des élections européennes du 9 juin, je crois qu'une immense majorité de Français est fière d'appartenir à une France multiple, ouverte au monde, universaliste.

La série La Fièvre, d'Éric Benzekri, raconte les prémices d'une guerre civile à partir de tensions identitaires liées à une star de football noire. Cette fiction pourrait-elle devenir une réalité ?

S'il y a des fractures, elles sont d'abord sociales, et finalement culturelles. Parce que la ségrégation ne vise pas seulement des personnes originaires de pays du Sud, mais aussi des Blancs originaires de pays du Nord. Ces fractures sociales entraînent évidemment des ségrégations éducatives et culturelles. L'état de l'école en Seine-Saint-Denis, par exemple, n'est pas acceptable.

Les JO peuvent-ils être un événement fédérateur dans un pays fracturé ?

Je suis pour les grandes utopies, pas pour les petites politiques. Permettre au monde de découvrir la splendeur de Paris, par la magie de la cérémonie d'ouverture sur la Seine, c'est extraordinaire. Tout à coup, on va vivre des heures fiévreuses, heureuses. Je trouve merveilleux que l'on ait pu marier ainsi sport et beauté. De temps en temps, il est bon que le pays soit porté par de grandes aventures collectives. C'est pourquoi nous essayons de concevoir une Fête de la musique, le 21 juin prochain, de portée encore plus mondiale. C'est en préparation, et on y associera quelques grands musiciens, ainsi que les radios et télévisions des différents pays. C'est une idée sur laquelle nous travaillons avec l'Olympiade culturelle, que dirige la chorégraphe Dominique Hervieu. Elle fait un travail incroyable.

Comment appréhendez-vous 2027 et l'idée que l'extrême droite soit aux portes du pouvoir ?

Un moment viendra où toutes les forces vives du pays, politiques, mais aussi intellectuelles, scientifiques, culturelles, spirituelles devront opposer une alternative. Laquelle ? Je ne sais pas encore aujourd'hui. Mais on ne peut pas rester les bras croisés et accepter l'idée même que l'extrême droite puisse accéder au pouvoir. La raison, le bon sens l'emporteront sur la démagogie et le populisme. Je l'espère, je le crois. Si on le veut, on peut empêcher ce qui serait une catastrophe.