Martin Suter, « socialement subversif »

ENTRETIEN - Avec « Melody », l’écrivain suisse allemand traduit dans le monde entier livre un page-turner vertigineux où la vérité se joue de nous jusqu’à la dernière ligne.
(Crédits : © MARCO GROB)

Martin Suter n'est pas homme à laisser déborder ses sentiments, ni dans ses romans ni dans ses urbanités professionnelles. Aux yeux de ce prince des lettres germanophones, un gentleman doit savoir se mettre à distance. A fortiori un gentleman écrivain. Il a perdu sa femme adorée il y a sept mois - très vite dans la conversation il en fera mention - mais il se présente à nous tel que toujours dans un impeccable costume trois pièces, la cravate bombée fort dandiesquement, la pochette soyeuse, le cheveu laqué de près.

Lire aussiLe livre à relire : « Tirant le Blanc », de Joanot Martorell

Tandis que je sors mon bloc-notes, il se saisit de l'iPhone qu'en arrivant j'ai posé sur la table pour enregistrer l'entretien. Le voyant glisser l'appareil dans la poche intérieure de sa veste, je lui fais remarquer que c'est le mien. « Ah, pardon, je voulais faire de l'ordre, je veux toujours faire de l'ordre... » C'est son sujet, l'ordre. Ses livres démontrent mieux que n'importe quelle leçon de discipline combien la rigueur peut supporter - au propre comme au figuré - l'épanouissement créatif. « Pas de première phrase sans la dernière, certifie notre bâtisseur d'histoires. Dans mon genre d'écriture, il faut savoir exactement où on va. Si ce n'est pas bien construit, ça semble être construit. » Avec Melody, tout juste sorti chez Phébus, on touche au grand art. On croit que c'est un roman sur l'amour, mais c'est un roman sur les histoires que l'on (se) raconte, à soi-même et aux autres. Il n'y a pas des gentils et des méchants, il n'y a que des êtres qui s'arrangent avec la vérité, l'amour, le désamour, le goût de l'argent et du paraître. Jusqu'à la toute dernière ligne de ce page-turner vertigineux, la vérité n'est pas celle que l'on croit... Mais chuuuut, Martin Suter nous a fait promettre d'en dire le moins possible.

Soit donc Peter Stotz, 84 ans, riche et éminent homme de pouvoir - au point que le monde du business a inventé le verbe « stotzer » pour signifier « exercer son influence en coulisse » - qui vit dans une grande maison-mausolée hantée par une certaine Melody, jeune libraire qui se volatilisa quelques jours avant leur mariage - il y a quarante ans. La mystérieuse disparue est partout : sur les murs, sur les lèvres du personnel de la Villa Aurora comme sur celles du maître de céans. Le livre s'ouvre avec l'arrivée dans la maison de Tom Elmer, jeune juriste zurichois surdiplômé mais sans emploi dont le père s'est suicidé après avoir fait faillite et auquel Stotz fait signer, pour un gros salaire, un contrat de travail non résiliable d'un an. Huis clos oblige, Tom est prié d'occuper l'appartement d'invité et de partager ses repas avec un Stotz d'autant plus bavard qu'il est au seuil de la mort. Ce qui donne lieu à des monologues du vieil homme presque aussi exquis que les plats concoctés par Mariella - que Suter s'amuse à nous décrire par le menu - et les divers alcools servis par Roberto jusqu'à l'enivrement. La mission qu'un Stotz soucieux de l'image qu'il laissera à la postérité a confiée à l'avocat: « Classer et... enjoliver un peu mes papiers. » Dit autrement : Tom est « l'homme de la mise en ordre », selon l'expression de l'ancienne assistante personnelle de Stotz. L'ordre, encore...

LA TRIBUNE DIMANCHE - Laissez-vous malgré tout à vos personnages la liberté de vous surprendre ?

MARTIN SUTER - Oui, mais pas trop. Au début, Tom avait un saxophone. Il n'a jamais joué de saxophone pendant toute la « Melody » ! [Petit rire exercé à la courtoisie.]

Le lecteur s'attend à ce que la vérité passe par Tom... À la dernière page, on comprend que même Tom est passé à côté de la vérité...

Personne ne l'a trouvée. Seul le lecteur a droit à la vérité. C'est une idée de ma première lectrice : ma femme. Après avoir lu le texte, elle m'a dit : « Cette fin ne va pas. » Ce à quoi j'avais répliqué : « C'est peut-être mon meilleur roman et tu me dis que la fin ne va pas ! » Elle a insisté : « À la fin, il ne faut pas que Tom sache la vérité, cela suffit que les lecteurs le sachent. » Je lui ai dit : « Tu as raison. » [Pause.] « Elle avait si souvent raison... » [Son corps, qui s'était comme retiré à l'arrière du fauteuil, sort de sa réserve en se rapprochant de la table.] Elle s'est éteinte il y a sept mois. Au moment où j'écrivais Melody, elle était très malade.

Je veux faire des lecteurs des citoyens inutilisables pendant trois jours : oubliant de sortir du métro, de dormir, de répondre à leur conjoint, etc.

Melody vous a-t-il aidé dans cette épreuve ?

J'ai un talent pour mettre à distance. C'est la raison pour laquelle j'écris beaucoup. Lorsque, voilà maintenant quatorze ans, mon fils de 3 ans à l'époque est mort devant nous asphyxié par une tranche de saucisson qui était passée dans sa trachée, écrire m'a permis de me concentrer sur d'autres choses. De partir dans un autre monde le temps de l'écriture. Mais pour moi, l'écriture n'est pas thérapeutique. L'écrivain doit être au-dessus de nous, pas en dessous allongé sur un sofa. Même si beaucoup le font, je pense qu'un écrivain ne devrait pas parler de soi et raconter sa vie... Moi, je veux raconter des histoires. C'est ça, mon style de littérature. Ma littérature doit être socialement subversive. Je veux faire des lecteurs des citoyens inutilisables pendant trois jours : tellement passionnés par la lecture qu'ils en oublient de sortir du métro, de dormir, de répondre à leur conjoint, etc.

Mission accomplie avec Melody ! Stotz est un merveilleux conteur. Du reste, c'est le sens du romanesque qui le rend intéressant et qui le sauve d'une vie banale. Avez-vous conçu ce roman comme un plaidoyer pour l'imagination ?

C'est une ode à la fiction. Si le message est passé, c'est merveilleux. Cela fait longtemps que je trouve que la fiction est plus vraie que la réalité.

Est-ce à dire que seule l'imagination permet d'échapper à son destin ?

Oui ! Inventer vous sauve.

Lors de son premier dîner avec Tom Elmer, Peter Stotz lui sert cette tirade : « La Raison, cette vieille fille aride[,] m'a caché le soleil pendant toute ma vie. [...] Elle a fait de moi une autre personne que celle que j'aurais voulu être. [...] J'étais un fort bon dessinateur dans mon enfance, je jouais du piano très correctement, du jazz avant tout [...], j'aurais pu gagner ma vie comme pianiste de bar. J'avais de l'imagination, je savais rêver, raconter des histoires et même les écrire. Mais je n'ai rien pu exaucer de tout cela. [...] Monsieur Elmer, vous avez devant vous un artiste. » Décidément, vous aimez les personnages qui exercent un métier en rêvant d'un autre. À la fin, on se demande ce qu'il faut penser de votre docteur Stotz... Quels sentiments avez-vous pour lui ?

Le docteur Stotz a un côté très aimable et un côté terrible. J'aime bien cette idée du businessman qui dit : « Au fond, je suis un artiste. » Il y en a beaucoup...

Mais dans le cas de Stotz, c'est vrai : à la fin, on comprendra qu'il est devenu un artiste, non pas pour ses tableaux de Melody, mais pour la façon dont il a inventé son histoire.

Vous avez raison... Mais il n'a pas la possibilité de publier cette histoire, sauf en la racontant à ce Tom tenu par contrat au secret professionnel...

Vous fouillez les personnages d'hommes, mais avec les personnages de femmes - Melody comme Laura, la nièce de Peter Stotz - vous n'allez pas aussi loin. Seriez-vous plus à l'aise avec les hommes ?

J'ose davantage avec les hommes ! Il y a dix-huit ans, quand j'ai publié Le Diable de Milan dont le personnage principal était une femme, on m'a critiqué sous l'angle: comment un homme peut prendre une femme comme personnage principal... [Son soupir a le bruit de l'ironie.] Avez-vous remarqué que dans presque tous mes romans les vraies héroïnes sont toujours des femmes ?

Justement : vous retenez-vous d'être impitoyable avec les femmes ?

J'ai tendance à démasquer les hommes plus que les femmes. Vous pensez qu'il faut rééquilibrer? [Mimique taquine.] Il est vrai que dans les Business Class, les chroniques journalistiques satiriques où je me moquais du monde du business, c'étaient presque tous des mecs. Alors même que quand je bossais dans le monde de la publicité, j'ai pu constater que les femmes de pouvoir ne sont pas mieux que les hommes. Elles sont même pires.

Pourquoi, alors, ne pas aller sur ce terrain ?

Je suis sans doute trop poli... Il faut que je démasque un peu les femmes ! Dans le roman que je suis en train d'écrire, La Revanche de Betty, je vais aller loin dans l'exploration, je vous le promets...

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.