« L'intelligence artificielle va changer les tâches, mais pas forcément les métiers »

Philosophe, essayiste, ancien ministre de l'Education nationale, Luc Ferry sort un nouveau livre dans lequel il déconstruit la notion de bonheur immédiat, de plus en plus répandue dans le monde du travail. Fasciné par l'IA et ses déclinaisons, tel ChatGPT, il insiste pour que l'école et les entreprises préparent les citoyens à être complémentaires de la technologie, au risque, sinon, d'en être victimes. Il a développé sa pensée lors d'un récent dîner organisé par le Cercle Humania, devant un parterre de quelque 150 professionnels des ressources humaines.
(Crédits : DR)

Il a beau avoir fait une partie de ses études en Allemagne (à l'université de Heidelberg), Luc Ferry a un humour presque British. Tout en autodérision. « En mai 68, j'étais gaulliste », proclame-t-il ainsi. Et s'il aime à railler certains de ses vieux amis philosophes, surtout les nostalgiques de l'ancien monde - « mon père a commencé à travailler à 12 ans, et croyez-moi, la vie était loin d'être rose à son époque ! », lâche-t-il - une tendance actuelle l'exaspère encore plus. C'est ce qu'il appelle « la frénésie du bonheur ». Distillé à longueur de temps dans les manuels de développement personnel, si populaires outre-Atlantique, ce concept d'un bonheur individuel et immédiat s'incarne au sein des entreprises sous différentes formes, dont l'exigence d'une plus grande souplesse dans l'organisation du travail, hybride ou sur quatre jours, notamment, synonyme d'un meilleur équilibre vie professionnelle / vie personnelle, mais aussi dans le phénomène de la « grande démission », qui aurait touché pas moins de 50 millions d'Américains, et du quiet quitting, une stratégie, en France ou ailleurs, qui consiste à ne faire que le strict minimum.

Disparition du bonheur différé

Autant dire que le rapport au travail a changé. « Plus question de perdre sa vie pour la gagner », remarque Luc Ferry. Cette frénésie du bonheur, ici et maintenant, est d'autant plus prégnante qu'elle s'inscrit dans un contexte historique plus large, celui d'une érosion, voire d'une disparition de la notion de bonheur différé. « Il y a 50 ans, pour les Communistes, le bonheur devait venir après la révolution et chez les Catholiques, il fallait attendre la mort. De même, pour les enfants, le bonheur venait après la classe, et pour les travailleurs, au moment de la retraite », s'exclame-t-il. L'expérience communiste a fait faillite, et le Parti, en France, est exsangue, tandis que l'Eglise ne fait plus recette. A cela s'ajoute le capitalisme effréné de ces dernières années, fondé sur la mondialisation et les innovations qui obligent à consommer toujours plus et tout de suite. Encore un mauvais coup porté aux valeurs traditionnelles, « d'autant qu'elles n'achètent rien », dit-il.

Quelles solutions un philosophe comme Luc Ferry peut-il apporter au monde des entreprises et aux 150 professionnels des ressources humaines venus l'écouter lors d'un dîner organisé récemment par le Cercle Humania ? Impossible de revenir aux valeurs « sacrificielles » de base, faites de renoncement au bonheur immédiat et individuel au profit de lendemains qui chantent pour les travailleurs. Et pas question non plus, pour les employeurs, de se contenter d'augmenter les salaires pour attirer les candidats et retenir les collaborateurs en poste, même si une valorisation, sociétale et financière, de certains métiers - dans la restauration ou la santé - s'impose. « Il faut, tranche-t-il, répondre à la revendication de sens. »

Métiers de tête, de cœur et d'âme

Plus facile à dire qu'à faire, d'autant que les spécialistes RH vont devoir composer avec une nouvelle donne, celle de l'intelligence artificielle (IA), qui pourrait faire largement évoluer le travail. Si certains experts, dont ceux de Goldman Sachs, prédisent que l'IA générative, celle qui est capable de générer du texte, notamment, en répondant à des demandes (comme dans le cas de ChatGPT), pourrait « remplacer » - euphémisme employé pour parler de leur destruction - jusqu'à 300 millions d'emplois sur la planète, Luc Ferry se veut moins alarmiste. « L'IA va changer les tâches, mais pas forcément les métiers », assure-t-il. Spécialistes RH, comptables ou ingénieurs se verront accompagnés, et soulagés, d'ailleurs, dans certaines actions répétitives. Certains métiers, y compris intellectuels, seront certes également affectés, mais il s'agira, pour les humains, de savoir travailler avec les machines, côte à côte, dans une complémentarité dynamique. Enfin, « les métiers de tête, de cœur et d'âme - de cuisinier à médecin généraliste - survivront », prédit-il. L'ancien ministre de la Jeunesse, de l'Education nationale et de la Recherche (de 2002 à 2004), insiste donc avant tout pour que l'enseignement, mais aussi la formation continue dans les entreprises, se mettent dès maintenant au diapason de l'IA. En outre, « de nouveaux métiers font émerger : c'est déjà le cas dans la cybersécurité et cela le sera bientôt dans le 'prompting', qui consiste à savoir comment guider une IA pour qu'elle produise les meilleurs résultats possibles », explique-t-il.

Mais surtout, le philosophe plaide pour une nouvelle spiritualité laïque - son dernier ouvrage, intitulé : La vie heureuse, sagesses anciennes et spiritualité laïque, en présente les enjeux - de nature à ressouder une société française bien fracturée et à donner une vision plus offensive à l'Union européenne, afin qu'elle investisse davantage dans l'IA au lieu de se contenter de réglementer les avancées venues des Etats-Unis ou de Chine, et qu'elle défende âprement des valeurs dites universelles, comme la liberté et la démocratie. En somme, il s'agit, au même titre qu'avec la lutte contre le dérèglement climatique, de savoir ce que Français et Européens veulent léguer à leurs enfants... « En d'autres termes, ce que nous sommes prêts à faire et même à sacrifier pour leur avenir », conclut Luc Ferry. Une nouvelle ère pourrait s'ouvrir - et des « valeurs sacrificielles » revenir...

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