« Le futur n'est plus configuré » , Etienne Klein

Le dîner récemment organisé par le Cercle Humania, qui a réuni quelque 120 dirigeants d'entreprises et DRH, a, encore plus que d'habitude, permis de prendre de la hauteur, avec le physicien et philosophe des sciences Etienne Klein. L'incertitude qui caractérise le monde actuel a des vertus, a-t-il assuré, et elle doit donner l'envie d'agir au présent pour écrire l'avenir.
(Crédits : DR)

Habitué à vulgariser la science dans ses émissions sur France Culture, Etienne Klein, invité du Cercle Humania, n'a pas hésité à décrypter la fusion nucléaire ni la physique quantique lors d'un récent dîner. Mais au-delà de sa qualité de physicien, c'est sur un autre terrain qu'il a voulu emmener les quelque 120 convives - dirigeants d'entreprises et DRH - présents à la Maison des Centraliens. Celui de la philosophie des sciences, son autre passion, et même de la philosophie tout court. Car il en faut aujourd'hui pour affronter les incertitudes que le monde comporte. Quelle sera l'évolution du dérèglement climatique dans les années à venir ? Quels seront les apports d'innovations comme la fusion nucléaire, par opposition à la traditionnelle fission, en tant que source d'énergie, et de la physique quantique pour les milliards de calculs effectués par de nouveaux ordinateurs ? Et quelle sera l'attitude, individuelle et collective, qu'adopteront les citoyens face à cette nouvelle réalité ?

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Avant de répondre à ces questions, Etienne Klein a voulu, comme souvent, faire un pas de côté, pour vanter les mérites de l'incertitude. Non seulement « Kant a dit que l'on peut mesurer l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il peut supporter, a-t-il relevé, mais en plus, l'incertitude a une vertu. » Il en veut pour preuve le roman d'Hervé Le Tellier, L'anomalie, prix Goncourt 2020. En raison d'une distorsion temporelle, les passagers d'un vol Paris-New York savent en fait ce qui leur est déjà arrivé dans l'avenir. Dans ces conditions, le libre arbitre est aboli, puisqu'on ne peut rien faire face à des évènements déjà écrits... Cette certitude, ce futur déjà configuré signifient donc que l'individu n'a plus de liberté.

Difficile de se projeter

Mais la différence entre des situations passées - et Etienne Klein prend à cet égard l'exemple des fantasmes et des projections qui, dès les années 80, entouraient l'arrivée de l'an 2000 - et le présent, c'est que « le futur n'est plus configuré », dit-il. Un concept qui peut d'ailleurs prendre la forme d'une question : « Le futur existe-t-il déjà dans l'avenir ? », se demande-t-il. Toujours est-il que plus personne n'a envie de se projeter, ou comme il le dit avec humour : « Plus personne, même les jeunes, n'a envie de devenir vieux ! » Autre analogie, celle de l'alpiniste, et Etienne Klein en est un, qui s'enthousiasme à la montée, puisqu'il y a un but à atteindre, mais déprime dans la descente, puisqu'il s'éloigne toujours un peu plus du sommet. Or nous serions, compte tenu des dernières données scientifiques sur le dérèglement climatique, dans cette phase de descente. Du fait que nous n'avons pas pris assez tôt, à l'ère industrielle, les mesures nécessaires pour l'éviter, nous voici obligés de le subir et de consentir des efforts bien plus grands pour tenter de déjouer la catastrophe, et cela pour un résultat incertain, que nous risquons de ne pas voir, qui plus est. Rien de bien attrayant ni de bien engageant dans tout cela. En effet, en général, les individus acceptent de faire des sacrifices au présent, mais à condition d'en tirer une consolation, sous la forme de dividendes à percevoir à l'avenir...

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La fin du progrès

« Je note aussi que dans le discours général, le mot progrès, si utilisé par le passé pour décrire un avenir différent et radieux, n'a plus cours, ajoute-t-il. Il a été remplacé par le mot innovation. Or innovatio, en latin, d'où il tire son origine, signifie ce qu'il faut changer dans un arrangement - mais pour qu'il perdure. Ainsi, la notion d'innovation a remplacé celle de progrès - et pourtant, c'est son opposé ! » Autant dire, comme Etienne Klein le fait, que les intellectuels et les universitaires ont laissé un vaste champ de réflexion et de nouveau discours en jachère, alors que le personnel politique doit malgré cela convaincre les citoyens de faire aujourd'hui les efforts individuels nécessaires pour la lutte contre le dérèglement climatique et l'assurance d'un avenir collectif. Mais comment penser l'avenir puisque « nous sommes scotchés dans le présent, poursuit-il. De fait, lorsque nous regardons les étoiles, la lumière qu'elles nous envoient est déjà éteinte. Elle est dans le passé. Et personne ne voudrait revenir en arrière, puisque le passé ne contenait aucun des avantages, notamment en matière de médecine, dont nous jouissons aujourd'hui. »

Il trouve cependant une source de satisfaction en faisant un autre aller et retour entre présent et passé : le prix Nobel de physique 2022, obtenu par le Français Alain Aspect, avec l'Américain John Clauser et l'Autrichien Anton Zeilinger, pour leurs contributions à la technologie quantique. « Il était temps ! Le premier test concluant portant sur l'un des paradoxes fondamentaux de la mécanique quantique remonte à sa thèse », explique-t-il à propos d'Alain Aspect, 75 ans aujourd'hui. Des avancées qui ont suscité nombre de vocations de physiciens et qu'il décrit par le menu. Appliquées aux ordinateurs quantiques, ces fonctions, en facilitant grandement les calculs « vont changer la vie de tous, y compris des DRH », avance-t-il, pour s'empresser d'ajouter : « Mais je ne suis pas spécialiste de la vie des entreprises et j'ai eu 4 sur 20 en oral d'économie ! » Il comprend cependant que la responsabilité des employeurs et des services de ressources humaines est grande, ne serait-ce que pour s'assurer que les salariés trouvent un sens à leur travail et comprennent aussi qu'il risque de changer. Comme pour le climat, il faut, sans créer de panique ni éliminer les incertitudes, déclencher l'envie d'agir pour que les salariés se forment ou se reconvertissent, par exemple. « Il faut que chacun se donne un projet et un trajet », conseille-t-il. Et à cet égard, il semble davantage convaincu des capacités des entreprises à embarquer leurs salariés dans cette aventure que de celles des gouvernements pour le corps social dans son ensemble.

Clairement, Etienne Klein ne prétend pas avoir toutes les réponses, mais ce qu'il entend faire, c'est pousser l'auditoire à réfléchir. Les dirigeants d'entreprises et DRH présents à la soirée seront peut-être repartis avec des questionnements, mais en tout cas, ils savent qu'il ne leur reste plus qu'à tracer leur propre route.

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