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Dominique Méda : « Le moment est venu d’engager une véritable révolution copernicienne »

Dominique Méda est sociologue et directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) de Université Paris Dauphine-PSL. Elle a publié de nombreux ouvrages dont, Une autre voie est possible. Vers un modèle social-écologique, Champs actuel, 2020 (avec Eric Heyer et Pascal Lokiec), et Le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Le Seuil, octobre 2020 (avec Isabelle Ferreras et Julie Battilana). [Texte inédit publié dans « T » La Revue de La Tribune – N°1 Octobre 2020]
(Crédits : DR)

Dans Le Principe responsabilité, publié en 1979 en Allemagne (Flammarion, 2013), le philosophe Hans Jonas avait magnifiquement mis en évidence le retournement radical advenu au XXe siècle : jusqu'alors, malgré son esprit ingénieux, chanté par Sophocle, l'humain était resté « petit » face aux puissances naturelles et avait réussi à s'en protéger en construisant des cités ; mais, explique Jonas, « tout cela s'est transformé de manière décisive » dès lors que la technique moderne a introduit des actions d'un ordre de grandeur radicalement nouveau. C'est désormais la nature qui est devenue vulnérable. Comme Adorno et Horkheimer l'ont montré dans Dialectique de la raison, la domination rationnelle de la nature s'est finalement retournée contre les humains et transformée en domination irrationnelle de l'homme par l'homme : mettre la Terre en péril, c'est évidemment aussi, irrémédiablement, mettre l'humanité en danger. Le moment où Hans Jonas publiait son livre marquait, dans les sociétés occidentales, la fin des Trente Glorieuses, cette période également qualifiée par un certain nombre d'auteurs de « grande accélération » : c'était en effet au cours de cette période que les émissions de gaz à effet de serre et la dégradation de la biodiversité ont connu des taux de croissance inédits et qu'un certain nombre de limites et de seuils ont été dépassés et forcés. C'était aussi la fin d'une courte parenthèse historique qui avait vu se déployer de fortes remises en cause du mode de développement occidental, notamment son fétichisme de la croissance. Les années suivantes furent l'occasion pour l'humanité de franchir une nouvelle étape marquée notamment par l'intensification des échanges et de la globalisation.

Avec les travaux de la Banque mondiale voyant dans le capital humain une partie essentielle de la richesse de la planète susceptible de compenser la destruction du « capital naturel » (comme le suggère son indicateur d'épargne nette ajustée, ou « épargne véritable ») et la théorie de la croissance endogène, nous disposions alors de tous les instruments pour affirmer plus que jamais notre capacité à dominer et exploiter la Terre sans qu'aucune limite naturelle ne puisse plus nous arrêter. La crise sanitaire dans laquelle nous sommes plongés est le signe d'un profond dysfonctionnement du processus de civilisation, comme le sont aussi les incendies, les sécheresses, les tempêtes, les fontes des glaciers et des banquises qui se multiplient. Son irruption brutale a mis en évidence la fragilité de nos organisations et de nos cités, qui apparaissent désormais de moins en moins protectrices. Elle constitue un coup de semonce : il nous faut non seulement nous préparer à des phénomènes encore plus violents et destructeurs mais surtout engager une rupture radicale avec le mode de développement qui a été le nôtre depuis plusieurs siècles. Il nous faut engager - l'expression est banale à force d'être utilisée à tout bout de champ - une véritable révolution copernicienne. Qu'est-ce à dire ?

Forger une nouvelle cosmologie

Depuis l'Antiquité, on tentait de « sauver les apparences », ou encore de « sauver les phénomènes », c'est-à-dire d'inventer des modèles théoriques permettant d'expliquer les mouvements apparemment erratiques des planètes. Jusqu'au jour où cela ne fut plus possible et où trop de phénomènes remettaient en cause la validité du cadre géocentrique. Il fallait changer radicalement de représentations. Une nouvelle cosmologie était nécessaire. Copernic le premier osa proposer un modèle radicalement nouveau où la terre n'était plus immobile mais tournait autour du soleil : la première blessure narcissique infligée à l'humanité selon Freud. Nous devons à notre tour engager une rupture radicale d'avec les représentations héritées de la modernité : la Terre comme une ressource à exploiter sans limites, l'humain radicalement séparé de la nature et ayant pour vocation de transformer radicalement celle-ci pour la modeler à son image, la possibilité d'une croissance infinie de la production... Nous devons forger une nouvelle cosmologie. Les travaux des anthropologues constituent pour cela une aide précieuse : en nous permettant de décentrer notre regard et de découvrir d'autres manières de représenter les rapports entre humains et nature, ils nous encouragent à construire de nouvelles représentations. Les travaux de l'anthropologue Philippe Descola notamment, qui mettent en évidence le caractère non universel (« provincial ») de la cosmologie occidentale qualifiée de « naturalisme » - cette configuration où le sujet humain est placé face à une nature réduite à la matière et à l'étendue selon le schéma cartésien et où la connaissance est une forme de pouvoir visant à extorquer à la nature ses secrets - et qui dévoilent l'existence d'autres types de représentations (l'animisme, le totémisme et l'analogisme) invitent à une reconsidération radicale.

Cette nouvelle cosmologie - qui réencastrerait l'humain dans l'ensemble de la biosphère - suppose aussi, on le voit, une nouvelle anthropologie et appelle aussi à revoir en profondeur la division actuelle des sciences et leur articulation. Pouvons-nous en effet conserver l'actuelle division entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales en acceptant que chaque discipline édicte et impose à l'ensemble de la réalité les règles régissant son petit canton sans s'occuper de celles des autres alors même que nous avons compris le caractère fictif du grand partage entre nature et culture ?

Non, toutes nos disciplines doivent revoir en profondeur leurs fondements et reconsidérer leur articulation. Comme le philosophe Francis Bacon - un des fondateurs de la modernité - le souhaitait, nous devons forger un Novum Organum, une nouvelle articulation des sciences qui nous permettra de refonder le domaine de validité de chacune dans un ensemble reconsidéré. Mais nous devons aller encore plus loin et revoir également l'ensemble des cadres cognitifs, des instruments, des dispositifs qui orientent aujourd'hui strictement nos comportements, et nous empêchent de les modifier, même lorsque nous voulons en changer.

Adopter des indicateurs qui fassent contrepoids au PIB

Je pense en particulier à la comptabilité nationale, un système devenu universel, dont les règles sont arrêtées par les cinq plus grandes institutions internationales et que tous les pays doivent suivre, notamment pour calculer le fameux produit intérieur brut. Ce système est fondé sur une certaine idée de ce qu'est la richesse : il s'agit de la somme du PIB marchand (la somme des valeurs ajoutées - par les humains) et du PIB non marchand. Cette richesse - certains économistes acceptent parfois de préciser « économique » - est donc réduite à ce qui est créé par les humains, ce qui est certes important, essentiel, mais n'épuise en aucune manière l'ensemble de la richesse d'une société. En effet, cette représentation ne tient non seulement aucun compte de la richesse créée par certaines activités (domestiques, familiales, bénévoles, citoyennes), mais elle considère comme des enrichissements le résultat d'activités toxiques et surtout, elle oublie la richesse non produite par les humains mais absolument nécessaire, explique Hans Jonas, à la « permanence de conditions de vie authentiquement humaines sur terre » : notre patrimoine naturel, que nous ne possédons pas mais qui est essentiel à la survie même de l'humanité et notre cohésion sociale, indispensable à ces cités dans lesquelles Jonas voit notre bien le plus précieux.

Or cette représentation de la richesse, qui aboutit à mettre tous les pays en concurrence pour exhiber le PIB par habitant le plus élevé, nous enferme dans des règles et des injonctions qui orientent toutes nos actions, publiques et privées. Nous devons croître sous peine de disparaître, nous devons consommer toujours plus car la consommation est un des principaux « moteurs de la croissance ». Comment nous engager dans le processus indispensable de sobriété avec de telles injonctions ? Le changement de représentation de ce qu'est la richesse est nécessaire à une réorientation de nos comportements.

Enserrer le PIB dans des limites sociales et environnementales, c'est-à-dire adopter quelques indicateurs susceptibles de faire contrepoids au PIB et de nous permettre d'estimer les évolutions de ce qui compte le plus pour nous, pour notre survie, pour notre inscription dans la durée, est déterminant.

Contrebalancer l'influence de la comptabilité nationale et du PIB en adoptant deux indicateurs tels que l'empreinte carbone et l'indice de santé sociale (conçu et calculé par Florence Jany-Catrice et son équipe) permettrait d'organiser la convergence de nos comportements et de nos actions avec cette représentation nouvelle de la richesse comme un ensemble de patrimoines critiques et non pas seulement comme la somme des valeurs que nous créons. C'est dans ce nouveau cadre que pourrait s'opérer la reconversion écologique que nous appelons de nos voeux. Bien menée, elle pourrait non seulement nous permettre d'éviter la série de catastrophes inimaginables qu'accompagnerait un réchauffement de la planète supérieur à 2 °C, mais elle pourrait aussi mettre un coup d'arrêt au processus qu'Alfred Sauvy avait appelé le « déversement » - consistant à voir les effectifs des secteurs primaires, puis secondaires se réduire sous le coup des gains de productivité -, et être sans doute massivement créatrice d'emplois dans la mesure où les entreprises, les filières et les secteurs à développer sont plus intensifs en main-d'oeuvre que ceux qui sont appelés à être réduits car trop émetteurs de gaz à effet de serre.

Nous aurons besoin de plus de travail humain pour réparer et entretenir notre planète et nos cités. Il nous faudra profiter de ces transformations radicales pour repenser l'organisation du travail : comme nous l'avons suggéré dans le Manifeste signé par plus de 6 000 universitaires dans le monde(1), les transferts de main-d'œuvre exigés par la reconversion écologique (j'ai proposé ce terme dans La Mystique de la croissance [Flammarion, 2014] et dans l'intitulé de la chaire que nous co-animons au Collège d'études mondiales, à Paris, avec Florence Jany-Catrice pour mettre en évidence à la fois la profondeur des changements de cadres cognitifs à engager mais aussi pour signaler la dimension opérationnelle de ce processus) seront massifs et devront être anticipés, contrôlés et accompagnés. Ainsi que Pavlina Tcherneva le suggère dans notre manifeste, nous devrons mobiliser de puissants dispositifs pour sécuriser ces reconversions, de manière à éviter les graves échecs des décennies passées lors des crises de la sidérurgie ou du textile. La garantie d'emploi, mise en oeuvre par l'État mais pilotée par les collectivités locales, pourrait constituer une aide précieuse.

Hâter la reconversion écologique

Un tel processus pourrait permettre le déploiement de nombreux emplois infiniment plus utiles qu'une partie des emplois actuels - car plus en lien avec la satisfaction des besoins sociaux et avec les contraintes naturelles, trop longtemps négligées et même occultées -, des emplois sans doute pas moins pénibles car ils exigeront sans doute plus d'efforts humains à mesure que les adjuvants chimiques et mécaniques, consommateurs d'énergie, seront moins mobilisés mais peut-être davantage à l'abri du processus d'intensification que nous avons connu ces dernières décennies. Ce que nous avons appelé la démocratisation du travail - c'est-à-dire la responsabilité et la gestion à parité dans les entreprises des apporteurs de travail et des apporteurs de capital - rendrait sans nul doute un tel processus plus efficace. La démocratisation des organisations de travail constituerait ainsi un élément déterminant pour hâter la reconversion écologique en même temps qu'un produit infiniment précieux de la prise de conscience que nous ne pouvons plus continuer comme avant.

1. Manifeste travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda (Le Seuil, octobre 2020)

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Commentaire 1
à écrit le 02/04/2021 à 9:57
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D'autant qu'en ce qui concerne "démocratiser" nous avons l'exemple de la civilisation kurde et de son auto gestion qui fonctionne parfaitement lui permettant ainsi de gérer au mieux sa population répartie entre plusieurs pays. Nous autres européens a...

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