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« Pour les entreprises, la question de leurs responsabilités va maintenant être au cœur de leur stratégie », Nicole Notat et Philippe Wahl

[FACE A FACE] Nicole Notat, ex-dirigeante de la CFDT et fondatrice de Vigeo Eiris, est coauteure, avec Jean-Dominique Senard, du rapport de la mission « Entreprise et intérêt général », en mars 2018. Pour elle, un modèle plus vertueux socialement et plus respectueux de l’environnement est en train de s’imposer. « Les entreprises savent désormais qu’elles n’ont pas le choix. C’est une question de survie et de soutenabilité. » Philippe Wahl est président-directeur général du groupe La Poste depuis 2013. Selon lui, la transformation des entreprises concerne les dirigeants, les salariés, les actionnaires et les consommateurs, qui doivent tous en être les acteurs. Face à l’exigence de la société civile en matière d’engagement des entreprises, « charge à elles de montrer que leurs actions ont vraiment un impact positif sur le terrain ». [Interview croisée issue de « T » La Revue de La Tribune – N°1 Octobre 2020]
(Crédits : DR)

De votre point de vue, les entreprises en font-elles assez en matière de RSE, qui n'est que volontaire ?

Philippe Wahl : Les entreprises doivent faire plus en matière de responsabilité sociétale et environnementale ! Et elles ne doivent pas se borner à communiquer mais avoir des actions qui aient un véritable impact, positif, sur le réel. Ce sont des acteurs majeurs du développement : en créant et en distribuant de la richesse, elles permettent aux populations de mieux vivre, mais peuvent aussi avoir, par leurs actions, un effet néfaste sur la société et la planète. Elles doivent donc être encore davantage acteurs de la société, en accroissant leur impact positif et en limitant leur impact négatif.

Nicole Notat : Dans les années 2000, nous avons assisté à une addition de bonnes actions, sans vraie stratégie ni véritable politique formalisée. Mais la société civile s'est mobilisée. Les ONG ont mis en lumière certaines mauvaises pratiques et ces campagnes ont été autant de leviers pour faire évoluer les entreprises. Celles-ci ont perçu progressivement que leur réponse à la question : « Contribuez-vous aux solutions des problèmes de la planète et de la société ou les aggravez-vous ? », était très attendue. Les plus avancées ont placé les facteurs de responsabilité sociale au cœur de leur stratégie, et non en périphérie de leur action. Les agences comme Vigeo Eiris, qui notent les performances extra-financières des entreprises, ont contribué à ce mouvement. Chacun peut se rendre compte de la crédibilité de ce qu'avancent les organisations en matière de RSE. Et je suis persuadée que la notation extra-financière prendra autant d'importance que la notation financière à l'avenir.

La Poste est n° 1 mondial des entreprises les plus performantes en matière de RSE, selon l'évaluation de Vigeo Eiris (juin 2020), quels conseils, Philippe Wahl, avez-vous à donner aux autres entreprises ?

Philippe Wahl : Je me garderai bien de donner des conseils ! Je suis prêt à partager quelques expériences. La Poste s'appuie sur trois piliers. D'abord, la prise de conscience d'une responsabilité sociétale globale, non seulement dans notre rôle de service public mais aussi en direction de toutes les parties prenantes. Ensuite, cette responsabilité, multidimensionnelle, est intégrée à tous nos domaines d'activité - service public ou autres -, tous nos métiers, toutes nos relations : avec nos salariés, nos clients, nos partenaires. Enfin, elle s'inscrit dans une stratégie et dans le temps. J'ai profité des initiatives de mon prédécesseur et mes successeurs bénéficieront de ce que nous faisons aujourd'hui. Ce n'est pas par hasard si La Poste est pionnière dans le déploiement de véhicules électriques, en Europe et dans le monde. Ce n'est pas par hasard si nous sommes neutres en carbone aujourd'hui. Notre décision en ce sens remonte à 2009. Notre vision, à l'horizon 2030, est de transformer La Poste en une société de services de proximité humaine. Les salariés y croient - en fait, ils le demandent ! - et portent ces valeurs. Notre vision commune est d'aider nos clients par la proximité. Ainsi, lorsque nous avons racheté Stuart, une start-up de coursiers à vélo, en 2017, nous avons mis en place un cadre social en avance sur les autres entreprises du secteur : les coursiers indépendants bénéficient d'une assurance responsabilité civile professionnelle et de la mutuelle des postiers, et notre banque leur permet d'obtenir des crédits à la consommation même sans CDI.

Dans le sillage de la loi Pacte, nombre d'entreprises ont adopté une « raison d'être ». Certaines sont allées plus loin et sont devenues « entreprises à mission ». Comment accueillez-vous ces évolutions ? Sont-elles de nature à entraîner un mouvement plus large ?

Nicole Notat : Danone et la Maif viennent par exemple, après d'autres, de faire le choix de l'entreprise à mission. La « raison d'être », telle que nous l'avons conçue dans notre rapport avec Jean-Dominique Senard, c'est une manière de nommer la vision que l'entreprise a de sa responsabilité sociale, environnementale et sociétale. C'est une boussole, comme le dit Jean-Dominique, qui permet d'orienter les engagements et leur exécution. Son inscription dans les statuts de l'entreprise a un intérêt évident, puisque qu'elle amène les actionnaires à s'engager. Des actionnaires qui, on le voit, sont de plus en plus attentifs à la prise en compte des risques ESG [environnementaux, sociaux et de gouvernance, ndlr] dans leurs choix d'investissement. Désormais, l'investissement responsable se développe. Et la France a été motrice sur ce terrain.

La crise sanitaire et économique renforce- t-elle la pertinence du concept d'objet d'intérêt collectif pour les organisations, selon votre rapport ?

Nicole Notat : Oui, d'autant que c'est dans les crises que l'on a une capacité plus grande à bouger. Pendant longtemps, dans la RSE, le S de social a été privilégié. Puis, l'environnement, avec la prise de conscience et la sensibilité accrues de la société civile sur le changement climatique, s'est imposé. Les engagements des gouvernements et de l'Europe le confortent. La crise sanitaire remet l'accent sur le social, ne serait-ce qu'en raison des enjeux de santé et de protection des salariés. Il est probable que dans leurs prochaines cartographies des risques, les entreprises intégreront davantage le social. La crise a donc recréé un équilibre salutaire. Les facteurs ESG sont interdépendants.

Philippe Wahl : La crise sanitaire a non seulement provoqué une meilleure prise de conscience des aspects climatiques liés à la pandémie, mais elle a également donné lieu à une mobilisation, une solidarité sans précédent au niveau sociétal. Par ailleurs, la crise démontre une fois de plus l'incroyable interdépendance humaine. Un virus parti de Chine s'est transmis à toute la planète ! Cette nouvelle conscience de l'interdépendance accentue forcément les responsabilités des États et des entreprises.

Considérez-vous que les entreprises se sont bien comportées pendant la crise ?

Nicole Notat : Il y a sans doute eu hétérogénéité dans les réactions, mais on a vu des entreprises réagir à la hauteur des conséquences créées par cette pandémie inédite tant sur la protection des salariés que sur les impacts économiques.

Philippe Wahl : Les entreprises ont été dans leur ensemble très engagées. La Poste a été critiquée, mais voici ce qu'elle a réalisé : nous avons distribué, pendant le confinement, un milliard de lettres, nous avons accru notre part de marché dans la distribution de colis et nous avons réussi la prouesse, avec les communes et les pouvoirs publics, en avril et mai, de distribuer des prestations sociales à 1,6 million de personnes, les plus fragiles.

Qu'en sera-t-il pour « l'après » ?

Nicole Notat : Je suis assez sceptique sur cette idée de « l'avant » et de « l'après ». La vie est un continuum. Les entreprises comme le gouvernement tirent les leçons de l'expérience vécue, gèrent les conséquences de la crise et anticiperont davantage les risques futurs. Il y a en tout cas une très bonne nouvelle : le dialogue social s'est intensifié pendant la crise sanitaire. Le Medef promeut l'idée que pour s'en sortir face aux défis économiques, les entreprises doivent embarquer leur exécutif, bien sûr, mais aussi les managers et les salariés. La durabilité d'une entreprise dépend désormais de la capacité de tous les acteurs à faire le maximum pour limiter les dégâts causés par la crise. Car il y aura des dégâts, même si l'État et l'Europe ont pris des mesures historiques.

Philippe Wahl : En effet, le réflexe, pendant la crise, a bien été celui du dialogue, du partage, de la solidarité, renforçant ainsi la responsabilité des entreprises et de toutes les parties prenantes. « L'après » consistera donc à trouver des solutions nouvelles pour maintenir ou accroître ce dialogue et ce partage. Ainsi, à La Poste, nous ambitionnons de devenir, sans doute vers la fin de cette année, une entreprise à mission, avec un conseil des parties prenantes. Il s'agit de la suite logique de la réflexion menée par Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, à laquelle nous avons participé, et de la loi Pacte. Nous allons en discuter avec nos clients, nos syndicats, nos actionnaires, mais aussi des élus et des leaders d'opinion.

Nicole Notat : J'ajoute cependant que, précisément, sur ces enjeux-là, lorsqu'on a un statut public, on se doit d'être en pointe. Et il est normal que l'État veuille que ses entreprises soient exemplaires.

Quelles devront être les actions à mettre en place ?

Nicole Notat : La prise de conscience, notamment sur les enjeux environnementaux, est à l'oeuvre. J'en veux pour preuve les engagements pris par les Européens. Et pour les entreprises, la question de leurs responsabilités va maintenant être au cœur de leur stratégie et intégrée à toutes les fonctions de l'entreprise.

Philippe Wahl : La société civile va être de plus en plus exigeante sur ces sujets. La communication des entreprises le prouve déjà. Charge à elles de montrer que leurs actions ont vraiment un impact positif sur le terrain.

Ne donne-t-on pas trop de responsabilités aux entreprises ?

Nicole Notat : Qui est-ce « on » ? Et est-ce qu'on leur « donne » ? Ce sont les entreprises qui se donnent des responsabilités. Et pas par philanthropie ! Nombre de dirigeants ont compris qu'à ne pas faire évoluer leur business model, leur entreprise prend des risques. Elles n'ont pas le choix !

Philippe Wahl : Les entreprises ont un impact considérable sur la société et l'environnement, alors il est normal qu'elles aient des responsabilités à la hauteur de cet impact. Il leur faut être cohérentes et les plus exemplaires possible.

Êtes-vous confiants sur un changement de modèle économique, plus vertueux socialement, plus respectueux de l'environnement ?

Nicole Notat : L'évolution du modèle économique n'est pas une chimère. Je le répète : les entreprises - leurs dirigeants comme leurs actionnaires - savent désormais qu'elles n'ont pas le choix. C'est une question de survie et de soutenabilité. Par exemple, l'effondrement du Rana Plaza, en 2013, a mis en avant la responsabilité des donneurs d'ordre vis-à-vis des sous-traitants dans le textile, qui ont dû prendre des dispositions en conséquence. Les pratiques évoluent. Évidemment, celles-ci restent hétérogènes, il y a encore du chemin à parcourir. Un des enjeux réside dans le comportement des entreprises installées dans les pays à bas coût de main-d'oeuvre. Elles peuvent certes s'aligner sur les salaires locaux ou, au contraire, les tirer vers le haut. La consommation responsable pousse aussi à la production de produits respectueux de l'environnement, d'une alimentation saine. La sensibilité à la chaîne d'approvisionnement, c'est-à-dire la relation entre donneurs d'ordre, fournisseurs et sous-traitants, s'affirme. La loi française sur le devoir de vigilance y contribue, en particulier sur le respect des droits fondamentaux. Enfin, je note que de plus en plus d'épargnants veulent donner du sens à leur argent. Reste aux banques à leur offrir des produits adéquats et à former des conseillers qui sauront en faire la promotion. En ce sens, le développement du label français initié par Michel Sapin donne confiance et facilite la promotion de produits d'épargne responsable.

Philippe Wahl : Toutes les parties prenantes - dirigeants, salariés, actionnaires, consommateurs - doivent être acteurs de cette transformation. Et éviter la schizophrénie ! On ne peut pas vouloir tout, tout de suite, en matière de livraison, par exemple, et en même temps s'indigner des conditions de travail des coursiers ! On ne peut pas dire qu'on milite pour de meilleures conditions de travail dans les pays en développement ou contre les dommages causés à l'environnement et en même temps exiger de tout payer moins cher tout le temps ! Bref, il faut que les citoyens soient exigeants, en particulier vis-à-vis des entreprises, et qu'ils soient cohérents.

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